Lettre du 30 avril 1917 d’Emilie Sibaud au soir

Vincennes, le 30 avril 1917
Lundi soir 10h ½

 

Mon chéri,
C’est encore moi qui viens bavarder avec toi ce soir 10h ½ ! Je vais t’empêcher de dormir, hélas ! non, car tu ne recevras ma lettre que dans deux jours. Ce soir peut-être encore plus que les autres soirs, je te cherche. Pourquoi ? Je n’en sais rien, j’aurais pensé que petit à petit, sans m’habituer à ton absence, je souffrirais un peu moins de l’éloignement mais je m’aperçois qu’au contraire, au fur et à mesure que les jours succèdent aux jours, je suis plus triste. Cette après-midi sur la pelouse ensoleillée, tandis que maman s’était éloignée avec Yves, restée seule avec Marcelle, j’avais de la peine à retenir mes larmes. Ce soir, je puis bien pleurer à ma guise, je suis seule, nos chers petits dorment de leur sommeil d’ange, et je n’ai pu résister à venir t’écrire. Il me semble qu’alors, mes pensées sont moins sombres, que je me rapproche un peu de toi. Où sont-ils les soirs d’autrefois ? Que je me sens petite, que je voudrais être près de toi. Mais au lieu de te raconter un tas de choses pas gaies si je te parlais de nos tout petits.
Aujourd’hui il faisait beau, même tiède. Ce matin, nous avons porté ta lettre, puis après déjeuner, nous avons été au bois. Sœurette a été sage comme un petit ange, elle est restée dans sa voiture bien gentiment. Nous faisions la causette de temps en temps toutes les deux, moi faisant les demandes et les réponses bien entendu ! Elle riait aux éclats, et commence à dire des petits « la, la, reureu ». Yves avait emporté son grand chariot, sa grande pelle, ses petits seaux, aussi a-t-il pioché toute l’après-midi. Il n’a pas perdu l’habitude de réclamer de temps en temps une « petite excursion », comme lorsqu’il était petit le dimanche à la pelouse, t’en souviens-tu ? Au cours d’une de ces promenades, il a rapporté une petite violette qu’il m’a chargé de t’envoyer dans ma lettre, « notre lettre » comme il dit si bien, « tu diras à papa que j’ai été promener avec Tata que nous avons trouvé une seule violette et que je te la donne pour papasonnedat. Quand sœurette sera plus grande, elle en cueillera aussi, et alors à nous deux on fera un gros bouquet ! Ça sera beau beau » ; du moment que ça sera beau ! beau ! c’est toujours beau avec Yves. Je m’empresse de faire la commission. Je sais combien cette gentille attention de notre grand garçon te fera plaisir. Sais-tu qu’il devient prévenant avec sa mère, je suis arrivée à la pelouse un peu après lui ayant pris un autre chemin à cause de la voiture, il est accouru au devant de moi et m’a aidée à pousser la voiture sur l’herbe en me disant « attends va, maman c’est trop dur pour toi, moi je suis grand, je vais t’aider ». En arrivant à l’endroit où nous nous asseyons, il m’a dit « tiens mais je ne t’ai pas embrassée en arrivant, j’étais tellement occupé par la voiture ». Il devient tout à fait intéressant, quand je le gronde, car cela arrive, il me dit « pourquoi me dis-tu cela ! Tu es mignonne pourtant, faut pas me gronder, je serai sage ».
Je crois t’avoir dit que nous avons eu la visite de ta mère hier. Elle va de mieux en mieux, je crois que la voilà bien remise, son entente l’avait secoué, mais elle reprend maintenant et sa mine est bien meilleure qu’il y a un mois. Elle semble avoir engraissé. Elle a trouvé petite sœurette bien changée et grandie. Yves n’a pas pu lui cacher son parapluie, elle n’en avait pas, donc il a caché les gants ! Et quelle joie pour lui de nous voir les cherche, ses yeux nous les désignaient sans le vouloir.
Je vais écrire un mot à Armelle pour lui de mander des nouvelles de son mari. Elle était un peu inquiète quand elle est venue passer l’après-midi. Je crois te l’avoir dit n’est-ce pas ? Il était près de St-Quentin.
Je réponds aussi un mot de remerciement aux  dames Oudard pour leur bonnet, que sœurette ne mettra probablement pas, car il est bleu, et en laine pas bien jolie. Naturellement je ne parle pas de visite, je dis simplement le regret que j’ai de ne pas les avoir vu, ni l’une ni l’autre. J’adresserai ma lettre à Mme Oudard bien que ce soit Laurence qui m’ait écrit.
Le temps passe, les aiguilles tournent, voici déjà longtemps que le piano s’est tu en bas, la rue est calme plus de trains. Je vais te quitter mon chéri pour aller dormir… seule dans notre grand lit, où je me sens bien petite. Va je t’assure, allons, au revoir, où plutôt bonsoir mon aimé, que ne suis-je près de toi pour te dire vraiment bonsoir, que ce sera bon de reprendre la vie d’autrefois, l’un près de l’autre. Tu dois, à cette heure, dormir sans doute après une journée fatigante. Comment va ta tête ? Je t’embrasse bien tendrement. Je t’envoie mille et mille baisers, ne pouvant le faire réellement, que cette lettre te porte avec elle la petite violette cueillir par notre Yves, notre pensée bien affectueuse et les vœux ardents que je forme pour le retour définitif !
A bientôt de tes bonnes nouvelles.
Tout à toi

Emilie


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