Lettre du 23 mars 1917 de Marcel Sibaud

Valréas, le 23 mars 1917

 

Ma petite chérie,
Quel pays ! Ce matin il gelait à la glace et nous avons été transis toute la journée. Ce matin le capitaine m’a demandé de vos nouvelles. Nous avons parlé de Georges et de Mme Codechèvre, qu’il paraît aimé beaucoup, mais qu’il croit à peu près perdue ; il pense que ce sera une grande perte pour Georges, qu’il ne voit guère pris même dans l’auxiliaire : c’est peut-être là qu’est la cause du silence matrimonial. J’en ai profité pour demander mes notes. Elles sont meilleures que je ne pensais. Les voici à peu près textuellement je crois : intelligent, actif, travailleur, consciencieux, manque un peu d’habitude du commandement, peut avec du travail faire un bon officier. Cette habitude qui me manque, il va, je crois, tâcher de me la faire prendre. J’avais commandé hier ; j’ai commandé encore aujourd’hui, assez médiocrement d’ailleurs. Puissè-je ne pas avoir à figurer comme chef dans la manœuvre de bataillon de demain. Au fond je serais fort content qu’il plut.
Demain en effet nous avons dessin panoramique de 6h30 à 8h30. De ce froid cela va être fort peu agréable de rester assis 2 heures en plein vent. L’après-midi, manœuvre d’ensemble qui nous tiendra sans doute jusqu’au dîner. Les notes du capitaine sont plutôt encourageantes et me laissent espérer un résultat favorable. Le capitaine compte bien que j’irai à Paris à Pâques. Je discuterai en temps utile la durée. Il paraît que le colonel aurait accordé un congé à un autre dans le même cas que moi. Le capitaine pense ainsi que j’aurai un ordre de transport. Ce serait parfait et pour en poche et pour le train.
Je n’ai pas eu ta lettre ce matin mais seulement ce soir ; la journée me paraît plus maussade quand je ne l’ai pas lue le matin. Ce moment-là et celui où je te réponds sont les 2 seuls vraiment bons moments de la journée.
Je suis heureux de savoir que vous n’avez pas trop froid et que tu as pu rester 2 heures dans le fauteuil. Mais je te le répète encore prends tout ton temps.
Tu fais bien de prendre comme tu dis ton rôle de maman au sérieux. Je sais bien que petit Yves est bien mignon quand il veut et que comme il n’est pas méchant, je crois, on ne tient pas à le gronder. Mais, n’est-ce pas, il faut surtout en faire un homme, taillé pour la lutte pour la vie. Nous ne sommes pas tellement riches qu’il puisse avoir à compter sur d’autre que sur lui surtout maintenant qu’il a sœurette. En corrigeant ses petits travers, c’est pour lui, pour lui toujours que tu travailles et si tu lui causes un petit ennui momentanément, tu lui en évites des foules pour plus tard. Grâce à ces petites leçons il deviendra un petit garçon accompli et plus tard un homme digne de ce nom ; et s’il est apprécié de quelque côté qu’il se dirige, tu auras la joie de penser que c’est grâce à toi, à toi surtout car dans l’organisation moderne, même en temps de paix, le père qui travaille n’a guère le temps de faire sentir son influence. La mère doit donc d’instinct tempérer son penchant à gâter par une fermeté paternelle.
Tu me dis que je dois bien m’ennuyer loin de la maison. Cela est vrai, j’aimais tant notre chez nous d’abord pour toi qui après avoir été la chère petite aimée d’enfance est devenue ensuite la parfaite petite femme, la maman accomplie. Car il ne faut pas te chagriner rétrospectivement de petits frottements qui n’étaient rien. J’aimais tant aussi notre intérieur qui devenait de plus en plus à notre goût et qu’égayait la vivacité d’Yves, en attendant la grâce de Marcelle. Oui cet éloignement me pèse et me pèse d’autant plus que sans me désintéresser de ce que je fais, je ne puis le considérer que comme un épisode, un moyen, du temps de vie perdue. Mais il faut songer à ce que sera le retour avec la conscience d’avoir contribué à défendre ce qu’on a aimé le plus, la famille, le foyer au lieu de s’en être remis complètement à d’autres. Toi-même tu seras infiniment plus fière que ton mari ait souffert pour la cause commune que s’il avait mérité l’épitaphe d’embusqué.
Je tâcherai à Pâques d’apporter des œufs si la chose me paraît possible. Moi aussi je me rappelle avec une douce émotion les vacances de Pâques d’il y a 6 ans et tout ce qu’ils contiennent de chers souvenirs. Et je plains cordialement ce pauvre Pierre Mollo.
Je te quitte ma petite chérie en t’embrassant mille et mille fois ainsi que les petits.

Ton Marcel


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