Lettre du 2 avril 1917 d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 2 avril 1917
Lundi matin

 

Mon chéri,
Quelle journée, nous avons eu hier de la neige ! de la pluie ! de la grêle ! J’étais sorti comme je te l’annonçais dans ma lettre ; j’étais allée porter ta lettre avec Toto comme c’était le dimanche des rameaux, j’avais habillé Yves. Il était content comme tout. Vlan ! Voilà la pluie qui nous prend, retour de la poste, rue du midi, j’entre chez un charcutier, autant pour nous abriter que pour acheter du pâté. Enfin après beaucoup de péripéties, nous avons regagné la maison non sans avoir acheté un brin de rameau.  On dit que cela porte bonheur, c’est peut-être une superstition mais l’année passée je n’en ai pas acheté non plus que du gui à Noël ; les autres années, je n’avais jamais manqué d’en prendre, tu comprends tu as été mobilisé ; alors cette année je veux croire qu’il nous portera bonheur en ce sens que tu es la meilleure incorporation mais je te débite des bêtises ! Parlons sérieusement, donc nous sommes rentrés et l’après-midi je n’ai pu sortir petite sœurette comme je l’avais espéré. Mais j’ai eu des visites. Mme Barrault, elle a apporté des jolies petites bottes de laine à Marcelle et un œuf de Pâques à Yves. Elle m’a dit qu’elle allait faire une petite jaquette à sœurette ; elle m’a beaucoup  demandé de tes nouvelles. Je ne l’aurais pas cru très tendre, pourtant je dois reconnaître qu’elle a été très affectueuse en la circonstance et avait l’air sincèrement émotionné en me disant qu’elle avait bien partagé ma peine que tu n’aies pu venir voir sœurette à sa naissance. Son fils vient d’avoir les oreillons, assez grave paraît-il à son âge ; il va quitter l’hôpital ces jours-ci. Il a été bien soigné sur le front. Le major venait leur lire le communiqué, en qualité de sergent son régime était tout de même mieux que celui des soldats.
Ensuite visite de ta mère, elle a apporté un poisson à Yves. Décidément c’était le jour aux friandises. Je lui avais acheté le matin un tout petit œuf en chocolat ainsi qu’un pour Roger. 3e visite de Georges Codechèvre, sa mère va beaucoup mieux, il n’a pas été pris au conseil de révision. Il a vraiment mauvaise mine et il tousse avec les pommettes roses ! Les dames Oudard doivent « paraît-il venir me voir » ; elles ont eu leur petit neveu malade chez elle. Ce serait « paraît-il la saison qui les a empêchées de venir ». Ça peut être vrai ! mais, mais… ! Georges doit t’écrire, il a trouvé sœurette bien mignonne ; il a l’air d’aimer les enfants.
Yves a d’abord été très timide, il venait de se réveiller, mais ensuite il a parlé à son « ami » qu’il en bafouillait et « on charge un canon comme cela avec de la poudre et ça fait boum ! Il sera artilleur avec un beau cheval « le colonel Sibaud » ». Je ne sais pas pourquoi, il me rappelle cela toute la journée. Son parrain c’est le capitaine de frégate Sibaud et lui ça sera le colonel Sibaud comme papa ! Allez donc il te donne du galon ! comme dirait mon nigaud d’oncle Bellet ! C’est moi qui rajoute cela ! Je n’aurais jamais cru que si petit l’idée de te savoir officier puisse lui donner un tel enthousiasme ! C’est bien le fils de son père, rien que le mot « drapeau », ça le fait se redresser, les yeux brillant, pauvre petit ! Ce n’est pourtant pas moi qui lui communique cet enthousiasme pour ce qui est militaire ! S’il tient de moi (en mieux physiquement) comme on veut bien le dire, il n’a rien de moi comme caractère ! Et je m’en flatte !!! Il est gai ! Un certain aplomb que je n’ai jamais eu et puis je l’espère bien une autre intelligence pour les études. Je préfèrerais certainement que ce soit lui et je crois que cela sera, j’en ai la conviction que ce soit lui qui est ton intelligence plutôt que sœurette. Je serais bien contente que ma fille fasse de bonnes études car je sais par moi-même que l’on souffre souvent de la médiocrité de son instruction. Mais enfin une femme s’en sort tout de même alors qu’un homme à notre époque pour se faire une situation est obligé d’être instruit et surtout travailleur et intelligent. En attendant l’avenir, pour le moment nous avons aux dires de tous deux beaux bébés, un grand garçon brun et fort, et une blonde mignonne grassouillette et rose ; elle vous regarde sérieusement notre toute petite, il y a un monde de pensée dans ses grands yeux bleus ; ils semblent vous regarder jusqu’au fond de l’âme, c’est l’impression qu’elle produit à tout le monde. Puisque nous parlons de Marcelle, je te dirais que je viens de la peser : 4K. 435 – 135 g de gagnés.
Yves : + 200
–    20 septembre 1914 = 3K. 750
–    27 septembre 1914 = 3K. 950
Marcelle : + 135
–    23 mars 1917 = 4K. 300
–    2 avril 1917 = 4K. 435.
Elle a moins gagné qu’Yves mais elle n’avait pas encore tété de la nuit. C’est en s’éveillant et elle était… très vide.
En fait de charbon, Bernot est fermé ce matin, faute de combustibles ! Voilà notre combinaison en plan ! Espère que ce n’est pas définitivement. J’ai été voir samedi M. Billard qui a été très aimable, il en attend tous les jours pour la mairie.
C’est avec maman qu’Yves va aller porter ta lettre ce matin. Moi je commence le grand ménage en vue de ton arrivée. Je voudrais que tu trouves la maison à peu près en ordre, malheureusement je ne pourrais faire le feu que j’aurais souhaité.
Au revoir mon chéri,  je t’embrasse mille et mille fois.
Tout à toi.
Emilie


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