Lettre du 8 mars 1917 d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 8 mars 1917

 

Mon chéri,
Je n’ai pas eu le plaisir de te lire ce matin, ce sera sans doute comme hier à 3h. J’ai hâte de savoir si tu as maintenant reçu mes lettres du 2, 3, 4 etc.
Je suis bien contente que les interrogations se soient bien passées. Tu me dis qu’il fait doux, les arbres sont en fleurs ! Ici nous avons de la neige ! Par les rideaux ouverts, j’aperçois les toits tout blancs. Yves regarde et fait ses réflexions, petite sœur repose dans son lit, que les journées semblent tristes et longues, je me sens, prise, enveloppée de mélancolie. Il y a des jours où je désespère de voir jamais la fin de nos peines, la vie est trop bête, alors que tout nous souriait, il faut cette guerre, c’est absurde ! Ne pas même pouvoir venir voir ta toute petite ! Si tu savais comme elle est gentille, tu m’écris qu’en voyant les arbres en fleur tu te disais que cela ne pouvait pas mal aller. Pour cela tu avais raison. Moi aussi en voyant Yves et la petite, si beaux bébés, en voyant que tout s’est bien passé, je veux espérer encore ; je me dis que c’est un cauchemar que d’autres beaux jours suivront pour nous ! N’importe je me sens vieille de caractère, les jours heureux me semblent loin dans le passé !
Armelle est venue me voir hier, elle a passé l’après-midi ; elle a été courageuse malgré la neige de venir, elle a aussi du courage son mari a eu des […] dans les oreilles, maintenant il en a dans les genoux, il se fait des idées plutôt pas gaies ; il est aigri. Il souffre de l’estomac et ne peut se soigner. Il paraît que quand il est venu en permission, il a vu qu’il était le seul de ses collègues encore sur le front ; tous les autres (pourtant garçon !) sont les uns dans une réserve, les autres à l’armée ; enfin ça ne va pas, Armelle m’a chargée de la rappeler à ton bon souvenir ainsi que son mari. Il a eu aussi un sol chaud et froid, il était parti seul pour je ne sais plus trop quoi, en passant dans une plaine, il a été repéré et bombardé. Il s’est caché dans un trou où il avait de l’eau jusqu’à la ceinture ; il y est resté très longtemps ; quand il est sorti, il grelottait et avait perdu son binocle, impossible de se conduire ; il a mis 2 heures pour retrouver son cantonnement ! Il a eu un point au poumon, etc. et a été soigné dans une propriété par des gens très gentils, mais c’est égal, il est en mauvais état !
Quand tout cela finira-t-il ?
Nous avons la carte de sucre. Je pense que nous aurons double ration pour la petite, nous avons d’ailleurs des provisions d’avance et puis cela n’est rien, si seulement c’était fini de se battre !
J’ai reçu une gentille lettre de Mme Codechèvre qui annonce sa prochaine visite et une autre de Mme Banaut m’annonçant aussi sa visite.
La doctoresse vient toujours ; elle a été très gentille, c’est elle qui me donne les soins tous les jours ; elle est très enthousiaste d’Yves, il est vrai qu’il devient de plus en plus gentil et intelligent avec cela très fort pour son âge, ce qu’il a changé depuis ton départ, c’est énorme.
Je me demande quand nous nous verrons. Crois-tu pouvoir venir à Pâques ?
Le temps est bien long, 1 mois que tu es parti !
Maman va te mettre un colis avec pain d’épices, confiture, boîte pâté, un peu de sucre, de l’eau de Cologne ; as-tu encore de la crème ? Vois-tu quelque chose dont tu es besoin ? As-tu assez d’argent ?
Petite Marcelle est toujours aussi sage, elle a déjà beaucoup pris, elle devient bien belle. Elle a déjà changé depuis 8 jours !
J’ai écrit à Clermont. J’ai reçu une très gentille lettre de Marie. Je suis bien contente qu’Oncle Emile t’ait écrit. Il m’a envoyée une dépêche tout de suite au reçu de la notre.
Je voudrai te dire tant et tant de choses, t’écrire tout le temps ! Est-ce que je t’ai dit un peu près tout ce que tu voulais savoir pour la petite et pour nous ? Que je voudrais la voir dans tes bras ! Elle vous regarde avec ses grands yeux et tient sa petite tête bien droite, elle la tourne pour trouver les bruits, elle commence à peler comme Yves avait fait ; c’est moi qui lui fait sa toilette maintenant.
J’espère avoir une lettre de toi à 3 heures, j’espère qu’elle sera plus gaie que les dernières, que tu auras reçu de mes nouvelles. Je suis si heureuse de te lire.
[…]
Yves voudrait bien reprendre sa petite correspondance avec son papa caporal ; tous les jours il arrive avec un papier et un crayon pour t’écrire. Crois-tu qu’il m’a dit qu’il voulait aller te voir, qu’il prendrait bien le chemin de fer tout seul ! Il dirait « je suis Yves Sibaud, je vais à Valréas voir mon papasonnedat, donnez-moi une place ! » et comme je lui disais que je resterais toute seule, il m’a dit « papa aussi est seul, on ne peut pas laisser papa tout seul, toi tu auras la petite sœur et papa aura Yves, et puis je t’écrirai ! ». Il est allé préparer ses paquets. Allons au revoir mon chéri, je t’embrasse mille et mille fois. Nos deux petits t’envoient leurs meilleurs baisers, leurs plus douces caresses ! Leur maman te rappelle encore que toutes ses pensées sont pour toi, qu’elle ne vit que dans l’espoir de te voir, que la venue des deux petits adoucit un tout petit peu sa peine, puisque c’est un peu ton image. Encore des baisers bien affectueux.

Tout à toi.
Emilie


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