Lettre du 21 février 1917 de Marcel Sibaud

Valréas, le 21.2.1917

 

Ma petite chérie,
Je t’écris ce soir un peu plus tôt que d’habitude. Grâce à mon utilisation de tous les instants je me trouve en effet à peu près à jour. Il ne me reste qu’à préparer mon matériel de dessin panoramique pour demain. J’ai été obligé d’acheter un crayon n°3, celui que j’avais était du 2 et un peu de papier, le mien n’étant pas du format réglementaire, enfin un petit carton à dessin, en tout 85 cms.
Aujourd’hui sur le terrain, le capitaine nous a annoncé que selon l’usage des troupes coloniales, il allait faire au ministère ses propositions d’avancement pour les soldats et caporaux. En ce qui me concerne il me propose pour caporal. C’est un début et ma manche va bientôt se paraît. Il a actuellement mon carnet de notes de manœuvre et je suis curieux de savoir comment il va le noter car il note plutôt sec. Aujourd’hui j’ai commandé et cela n’a pas été trop mal.
Enfin la journée a été complétée par la réception habituelle mais toujours impatiemment attendue de ta gentille lettre.
Si le voyage ne t’effraye pas trop, tu ferais bien d’aller chez les Gallo : cela te distrairait. Tu pourras dire à ton oncle à titre purement documentaire que le colonel s’appelle à l’orthographe près M. de Villentroix. En tous cas ne manque pas de lui présenter toutes mes amitiés pour lui et les siens.
Tu pourras te faire une idée de la journée ici : lever officiellement à 6h, en pratique 5h45. Café qu’on nous apporte, lit à faire, draps et couvertures à plier, habillage d’autant plus long que nous mettons le treillis par-dessus le pantalon de drap qui ne facilité pas la mise en place des molletières, toilette et ingurgitation d’un croissant pour être prêt à 6h45. Conférence du capitaine jusqu’à 9h environ, étude où l’on a plus le temps de remettre ses notes en ordre. Déjeuner à 11h, retour à 11h ½. 11h45, départ en armes à midi ¼ et en route par monts et par vaux jusqu’à 5 heures sans arrêt. Beaucoup tirent la langue mais par une organisation méthodique de mon temps je suis toujours un des premiers près. De 5 à 7, étude. Diner appel à 8h30, coucher en principe 9h. Beaucoup n’en font pas lourd. Mon Bernados ne paraît guère dans la chambre, il s’étend sur son lit en rentrant. Je ne dis pas que je n’irai pas volontiers me coucher un peu plus tôt ce soir mais je tiens et cela ne va pas mal, et après cela je crois que je serais cuirassé. J’ai très bon appétit et puis dire que je suis un des plus agiles malgré que je ne sois pas le plus jeune tant s’en faut.
Tu fais bien assurément de faire du ménage mais au point tu en es, il ne faut pas te fatiguer. Tu sais comment j’ai passé mon premier dimanche. Je ne demande pas de permission pour ce suivant car on ne peut prendre de train et pour marcher, quelque plaisir que j’aurais de voir le pays et les environs, je n’ai guère envie de marcher. C’est la manœuvre qui me le fera connaître. Si comme je l’espère je reste au jour, je me laverai bien le matin et s’il fait beau je tâcherai de faire de l’église un croquis convenable. Je verrai aussi peut-être à faire un petit paquet de choses inutiles pour simplifier mon bazar. Un colis sera toujours bienvenu mais je ne suis pas à la recherche de provisions ; le croiras-tu, j’ai encore un œuf dur de mon voyage. J’ai fini les petits pains d’épices, petits beurres et chocolat. Mais je n’ai pas touché au rhum. Un voisin de lit qui avait mal à l’estomac l’a entamé. Mon pâté est intact, mon sucre aussi. C’est incroyable ce que les élèves sont imprévoyants. Ils ne savent pas prendre des notes, ils fument et n’ont pas d’allumettes, pas de couteaux, pas de mouchoirs, pas d’encre, pas de plumes, pas d’épingles et sont toujours à vous demander. Avec cela quelques damnés bavards.
Je crois, comme toi, que les payeurs ne vont pas tarder à être inquiétés. Je m’étonne que la situation ne soit pas encore entrée dans une phase active.
J’espère que le rhume de ta mère ne sera pas grave et je compte sur toi pour lui souhaiter meilleure santé et (entre nous) meilleure humeur. Je suis vraiment satisfait que la température se soit améliorée. Ici la silhouette du Ventoux qui il y a deux jours était encore entièrement blanche au soleil commence à se tacher de sombre et le sol est à peu près sec. Cela facilite le nettoyage des chaussures.
Je te quitte ma petite chérie en t’embrassant mille et mille fois.
Ton Marcel

Mon petit Toto,
Si tu voyais papa maintenant, tu ne reconnaîtrais plus papa soldat. Tu l’as vu tout bleu, il est maintenant tout blanc avec son bourgeron [blouse courte que portent les soldats à la caserne] et son treillis ; il n’a plus que ses bandes et son képi.
Mais qu’il soit bleu ou blanc, il aime toujours bien son petit Toto et est content de savoir qu’il est sage. C’est qu’il faut l’être quand son papa est sur le point de devenir caporal ! Cela rime avec général ! Mais papa caporal même papa sergent, c’est toujours papa soldat ! Peut-être après ce sera papa lieutenant !
Au revoir mon petit Toto.
Je t’embrasse dans ton petit cou.
Papasonnedat [Comme le prononce Yves à cette époque]
MS.

 

Notes : les grades militaires du moins important au plus important

grades militaires-soldat
-caporal
-sergent
-lieutenant
-capitaine
-colonel
-Général


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