Lettre du 19 mars 1917 de Marcel Sibaud

Valréas, le 19 mars 1917

 

Ma petite chérie,
Je ne puis faire autrement en commençant ma lettre que de parler de la débâcle boche. Le colonel dans une conférence qu’il a fait aujourd’hui, nous conviait à saluer cette grande victoire. Le boche maudit fuyant sur 30 kms de profondeur et 100 de largeur. La cavalerie le traque : c’est elle qui est entrée la 1ère dans Nesle. J’ai été ce soir voir les télégrammes à la mairie ; près de Guiscard 100 villages [?] par les seuls Français. Et cela ne fait que commencer nous a dit le colonel, dans deux mois, ajoutait-il, ce sera vous qui remporterez la victoire définitive. Et dire que j’entends à 700 km de distance la voix des ignobles sudistes, rivés à leur rond de cuir et tremblant de peur devant la proposition Mourier (1), dire qu’il s’agit d’un recul stratégique, que si  nous avançons c’est que le boche veut bien si retirer, que sans cela nous ne serions jamais passés ! Alors qu’au contraire au recul de Belgique nous étions pour eux complètement perdus. J’espère que nous ne tarderons pas à apprendre la reprise de Péronne et de st Quentin.
Ceci dit aujourd’hui journée pas trop casse-tête. Mais quel travail physique ! Matin et soir creusement de tranchés comme des terrassiers. J’en suis moulu. J’aurai mieux aimé, tant qu’à faire, attraper une courbature en poursuivant le boche.
En même temps que ta lettre, j’en ai reçu ce matin une de Georges. Des Ondard pas un mot, quid ? Georges doit passer la révision très prochainement. Il me dit que sa mère ne va pas très bien.
J’ai reçu un mot aussi de Maria à qui j’avais annoncé la naissance de la petite. Valentin a été pris bon pour le service armé et sa mère est au désespoir car il ne va toujours pas bien. Je vais lui réécrire qu’avant il va partir à la belle saison ; cela lui fera peut-être du bien. Moi par exemple cela me fait plutôt du bien du point de vue physique. D’autre part je ne pense pas que la classe 18 nt à donner.
Tu avais commencé à parler dans ta lettre de Valréas. Tu sais au fond si en lui-même le pays a du cachet, il est insupportable à cause du Mistral. Ce maudit vent a soufflé toute la journée. Il est vrai que dans le fond de la tranchée on ne le sentait guère. Mais après quand ayant bien chaud on en sortait, c’était bien moins qu’agréable.
Renseignements pris ce n’est pas un dîner mais un simple qu’on est dans l’usage d’offrir aux redoublants. Donc peu de choses et même avec cela j’ai largement de quoi finir mon mois, même je pense avec ce que je pourrai dépenser dimanche prochain. Ceux qui ne redoublent pas n’ont pas d’examen à passer ; les notes et les interrogations seront retenues.
Je serai bien contant quand je saurai le poids de la petite. Nous aurons pour elle une expérience et un terme de comparaison qui nous manquaient pour Yves. Bien que tu ailles de façon satisfaisante, ne te fatigue pas prématurément à bichonner les petits. Il ne faut pas te laisser aller à des moments de chagrin. Tu vois que les événements tournent bien. D’un autre côté j’ai encore près de 2 mois à rester ici. Plus 15 jours au moins de permission et délais d’équipement ; sans doute aussi opération car je suis toujours gêné. Aujourd’hui par exemple avec les efforts de terrassement. Il n’y aura certainement pas de campagne d’hiver du moins en combattant. Les boches doivent être très bas. N’avais-je pas raison de dire que leur offre de paix était pour nous la plus belle victoire.
La crise ministérielle m’ennuie. Si cela pouvait être une combinaison Ribot (2), cela me plairait bien.
Encore quelques mois et nous retrouverons notre chez nous. Pense à ce que sera le retour. Paris pavoisé ! en délire ! le soleil couchant éclairant par-dessous l’arc de triomphe, l’avenue des Champs Elysées toute grouillante de bleu et rouge, les musiques, le canon. Ça aura été dur mais on sera heureux d’y avoir pris part si peu que ce soit.
Alors on pliera soigneusement son uniforme couvert de poussière et comme tu le dis on s’isolera un peu devant l’immensité marine purgée de sous-marins et à tremper dans l’eau salée au soleil, on regardera les petits prendre la teinte pain brûlé qui est maintenant celle de leur papa.
Je te quitte ma petite chérie en t’embrassant mille et mille fois ainsi que les petits.
Ton Marcel

Mon cher petit Yves,
Je suis content que tu aies trouvé bons les nougats que je t’ai envoyés. Rien d’étonnant que sœurette n’en ait pas pris. Quand elle sera plus grande je te donnerai des sous pour qu’en bon grand frère tu puisses lui en acheter. Tu fais bien de ne pas imiter le petit tsarévitch. Le métier de tsar n’est pas drôle et l’on a bien raison de dire : pour vivre heureux vivons cachés ; pourvu que ce ne soit pas dans des trous. Tu entends le canon, me dis-tu. Il faut l’écouter avec admiration. C’est lui, sois en sûr, qui nous permet de reprendre en ce moment la chère terre de France qu’il déchire, c’est vrai mais qu’il purifie. Peut-être entends-tu sans y faire attention un grondement sourd, moins sonore que les mitrailleuses de Vincennes, c’est le canon de printemps qui remplacera avantageusement cette année la brise d’A. ; aujourd’hui c’est le canon de l’Oise et de l’A., demain ce sera le canon du Rhin. Là tu ne l’entendras plus mais tu penseras qu’il est en train de délivrer beaucoup de petits enfants comme toi, des petits garçons en sabots, des petites filles avec des grands nœuds dans les cheveux, comme il y en a une rue de Fontenay et alors ma foi, tu n’aspireras plus qu’à être artilleur. Artilleur sur un beau cheval avec un bel uniforme d’aspirant qui sera bien plus beau que celui de papa parce que petit Yves ne sera évidemment pas un aspirant peu digne d’admiration comme il n’y en a beaucoup ici.
Au revoir mon petit Yves, embrasse bien pour moi sœurette puisque tu aimes tant l’embrasser et reçois les bons baisers de son papa soldat.

Marcel

1 : Biograhie sur le site internet du Sénat.
Louis Mourier (1873-1960)
A la Chambre, il prit diverses initiatives pour venir en aide aux viticulteurs du Gard ; mais surtout il fit tout en son pouvoir pour obtenir la meilleure utilisation possible des effectifs militaires. Il multipliait les propositions de résolution et les interpellations en ce sens. Les longues interventions, dans lesquelles il invitait le gouvernement à réviser systématiquement la situation des sursitaires et des affectés spéciaux, étaient vivement applaudies. Enfin, il obtint en 1917 le vote d’une proposition de loi dont il était l’auteur, qui envoyait au combat tous les hommes jeunes et valides et plaçait dans les formations à l’arrière les mobilisés pères de 4 enfants. 

2 : Alexandre Félix Joseph Ribot, né le 7 février 1842 à Saint-Omer (Pas-de-Calais) et mort le 13 janvier 1923 à Paris, est un magistrat, conseiller d’État et homme politique français.


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