Lettre du 24 mars 1917 de Marcel Sibaud

Valréas, le 24 mars 1917

 

Ma petite chérie,
Damné pays que ce Valréas avec son maudit mistral. Le vent nous a glacés pendant toute la manœuvre de bataillon. Il est si fort qu’on en suffoque, on en est abruti, on en perd ses moyens et quand on rentre à l’abri, malgré le froid dans lequel on est car nous n’avons pas de feu, la tête bout et les oreilles brûlent.
Sur le terrain, aujourd’hui, le capitaine a fait quelques observations générales pour ses notes ; il a dit qu’elles n’avaient rien de définitif, qu’il baisserait sans hésitation les notes de ceux qui se relâcheraient, qu’au contraire il serait enchanté de relever la cote de ceux qui auraient fait un effort utile. Il a ajouté que pour ceux envers lesquels il avait de la sympathie, il baissait systématiquement la note pour ne pas tomber dans la partialité. Peut-être suis-je de ceux qui ne lui sont pas indifférents ; mes notes qui ne sont pas mauvaises ne pourraient qu’y gagner. J’oubliais de te dire que dans mes notes il y avait : « a des connaissances théoriques ».
La journée a été gâtée par la triste nouvelle que vient de recevoir mon voisin de lit. Hier matin, une dépêche lui annonçant que sa petite dernière âgée d’une année et qui avait eu la coqueluche était atteinte de congestion du rein. Je ne voyais que trop juste en augurant mal de cette maladie. Aujourd’hui il a appris sa mort. Il est très affecté ; l’école lui a accordé une permission jusqu’au 29. Il va à Rouen. Cette petite était je crois sa 3e. Le père est un huissier des régions envahies.
Au point de vue correspondance, la journée a été bonne : carte du sergent Cosette de Milly, celui qui m’avait emprunté 10 frs au jour de l’an, lettre de Pinon qui grâce à la proposition Mourier ne désespère pas de devenir officier d’administration du service auxiliaire. Il doit d’ailleurs prochainement passer dans la zone de l’intérieur. Il te présente ses félicitations et hommages. Enfin lettre d’oncle Emile qui se réjouit de me savoir en meilleure santé avec un bon appétit dont les dames de Salignon ont témoigné à Clermont. Tante Amélie a un gros rhume ; Auguste naviguer vers Roye et Lassigny.
Ce matin il y avait dessin panoramique ; heureusement notre place était un peu abritée de sorte que ces 2 heures assis en plein champ de si bonne heure n’ont pas été trop pénibles. Le professeur m’a dit que je devais être un habitué du crayon, que j’avais eu déjà de bonnes notes et que j’en aurai encore.
Que je réponde maintenant à ta lettre. Je suis heureux d’apprendre les progrès de ton rétablissement. Déjà 3 semaines de passées depuis la naissance de Marcelle. Dans 15 jours je serai, j’y compte bien, en route vers vous et je recommencerai dans 7 semaines car nous sommes presqu’à la moitié du stage. Ce maudit vent nous a tellement dégoûté Bernados et moi que nous ne bougerons sans doute pas demain. D’ailleurs il y a un devoir embêtant pour mardi. Mais ce soir je ne fais rien que de la correspondance. D’après ce que tu me dis, je tâcherai d’apporter quelques provisions à Pâques. Mon vin blanc dont je bois plus et quelques petits suppléments de nourriture font que je viens aujourd’hui d’entamer mes derniers 20 frs. Mais tu vois que je suis loin d’être à court. Je me trouve à peu près en avance de mon loyer compte tenu de quelques extras.
Je vis au jour le jour pour le papier à lettre, te répondant sur celui que tu joins à ta lettre. J’ai bien du papier encore de celui que tu m’as envoyé mais il n’est pas très frais et je n’ai pas de quoi couper nettement. Tu pourras encore me renvoyer quelques feuilles car on en use beaucoup ici ; s’il n’y en a plus dans le paquet de papier, tu prendras dans le cahier vert datant de la « Taupe ». Pour les étrangers, j’emploie en général les cartes lettres plus courtes, pas trop onéreuses ; et qui évitent les enveloppes tout en étant agréable d’aspect.
Les Huet sont vraiment gentils. J’enverrai des berlingots à Roger où si tu trouves mieux je lui en apporterai à Pâques.
Je vois qu’Yves joue de gros tours à sa grand-mère ; voyez-vous comme il devient farceur. Maman ne m’en avait pas parlé mais m’avait dit qu’elle trouvait de la ressemblance entre la petite et moi. Tant mieux si vous pouvez y arriver avec la ration de sucre. Il ne faut pas m’en envoyer car j’ai encore presque tous les morceaux intacts. Quand aux cafés, jamais je n’y ai mis les pieds depuis que je suis ici. Je trouve l’attitude des Oudard un peu drôle.
Je me réjouis, tu peux le croire, à la pensée de retrouver bientôt la jeune fille que tu m’annonces et qui me manque bien.
En attendant reçois les meilleurs baisers de ton Marcel.
Caresses aux petits.
Amitiés aux mamans.


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