Lettre du 21 mars 1917 d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 21 mars 1917
Mercredi matin

 

Mon chéri,
J’ai reçu hier à 3h ½ deux lettres de toi, une datée du 16 l’autre du 17 parties toutes les deux le 18de Valréas. Mais j’avais eu le plaisir lundi de recevoir ta carte de dimanche.
Pour les premiers jours de printemps on ne peu pas dire qu’il fasse beau, du vent beaucoup, de temps en temps un rayon de soleil, puis une giboulée, il ne fait pas très froid pourtant et j’ai bien hâte de pouvoir sortir, hier après-midi je suis restée au moins 2 heures sur le fauteuil. Je suis plus forte que les jours précédents.
Nos succès continuent paraît-il, pourvu que le temps n’aille pas empêcher notre avancée, on n’ose trop espérer et puis je ne puis m’empêcher de songer à ceux qui tombent et n’importe aucun succès ne peut contrebalancer ce chagrin de tant et tant de gens qui souffrent. Je n’ai jamais été très « militaire », le mot de guerre m’a toujours fait trembler, ce n’est pas aujourd’hui que je vais changer ! Hélas ! Non, au moment où nous sommes séparés, je t’assure qu’il y a des heures bien tristes, comme toi, l’incertitude du lendemain m’enlève toute joie à faire quoi que ce soit ; ce que je fais, je le fais par devoir ou par habitude et tant de petites choses, qui me seraient agréables, ne me donnent que regrets et peines, aussi en m’occupant de sœurette, j’ai plus envie de pleurer que de rire, plus je la vois mignonne et jolie, plus je songe que tu n’es pas là pour la voir, tout ce que je fais ramène forcément ma pensée vers toi. Je t’ai dit bien des fois et ce n’est pas exagéré que je vivais pour toi, du jour où nous avons été fiancés, je me suis sentie changée, transformée ; je n’ai plus pensé ni vu comme auparavant. J’ai essayé de me rapprocher de ta façon de voir, de penser ; parfois lorsque jetant un coup d’œil en arrière, je réfléchis, je m’étonne d’avoir pu vivre avant, positivement je crois que c’est une autre moi-même qui existait alors ; séparée de toi, je suis un peu comme un corps sans âme et croirais-tu, oui, que je prends mon rôle de maman au sérieux. Je reprends Yves chaque fois qu’il fait quelque chose de mal pourtant cela m’est dur. Je le fais pour toi, je ne veux pas que tu trouves un petit mal élevé en revenant. Je veux que tu vois que tu penses avoir confiance en moi pour le surveiller pendant ton absence et c’est dur de refuser quelque chose quand on vient mettre près du votre un gentil visage câlin en vous embrassant et avec des « s’il-te-plaît ma petite maman ». Comme tu dois souffrir (et comme je souffre pour toi !) d’être seul, loin de nous tous. Moi j’ai les deux petits à chérir doublement, mais toi, tu as beau être courageux, ça ne peut être sans regret que tu songes à la maison que tu t’étais faite selon tes goûts et les miens. Notre intérieur créé pièce après pièce par nous deux, que nous avons tant de plaisir à enjoliver petit à petit, et crois qu’il est bien triste notre chez nous sans ta chère présence. Tu dis : la guerre a tout changé et nous reporte aux temps anciens ; oui elle a tout changé : les gens et les choses. Pourrons-nous jamais retrouver les beaux jours d’autrefois ? Mon Dieu, retrouver seulement le calme, vivre sans craindre demain. Comme je voudrais te faire douce la vie de demain, comme je regrette de n’avoir pas toujours été ce que j’aurais pu être bien des fois, comme les petites peines que je t’aie faites, je les regrette amèrement ; qu’était-ce que ces petits choses ?
Mais je m’aperçois que j’écris beaucoup pour te dire des choses que j’ai dû te dire bien des fois, que je m’appesantis sur mes regrets ! Et que cela n’avance à rien, ce n’est pas cela que je devrais t’écrire. Je devrais ne pas penser si loin, te dire seulement la joie que j’aurai à te voir à Pâques, ne penser qu’à demain et non pas à après-demain, ce à quoi me pousse toujours mon caractère pessimiste ; malheureusement on ne se change pas ! Mais voyons voici la fin de ma lettre et je n’ai répondu à rien de ce que tu me disais. Pour revenir un peu à tes questions si cela ne t’encombre pas trop des œufs frais seraient les bienvenus à Pâques… ce serait tout à fait de saison, des « œufs de Pâques ! ». Je ne puis m’empêcher de me rappeler d’un certain cadeau de Pâques, un petit nid que tu m’avais offert il y a 6 ans. Te souviens-tu ? J’avais été te chercher à la gare, notre voyage en voiture le long de la route de Carnoy, par une belle matinée d’avril. C’est déjà loin ! Pourtant comme me disait ce pauvre Pierre Mollo, si gentiment d’ailleurs, « vous êtes jeunes tous les deux, vous aurez encore de bien beaux jours. Je vous assure que c’est encore plus dur de sentir celui ou celle que l’on aime, devenir indigne de vous, à dire que c’est fini, que d’être séparés. J’ai bien souffert de la séparation mais je souffre encore plus aujourd’hui, je me sens vieux, fini ! Ah, si je n’avais pas mon petit René ! Les tranchées me seraient indifférentes ! ». Il me semble à moi que je ne pense pas ainsi, chacun voit selon son cas. Mais me voilà encore repartie loin, au lieu de répondre à tes lettres. J’y renonce, tu me pardonneras mes longs « palabres », tu te dirais qu’à force de penser seule toujours, j’éprouve le besoin de venir me confier à toi, mon aimé. Je t’aime mon chéri et cela m’est si dur de ne pas pouvoir te dire. Je te quitte pour ce matin, nos deux petits anges se joignent à moi pour t’envoyer nos bien tendres baisers et leurs plus douces caresses.
Tout à toi.
Emilie


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