Lettre du 27 février 1917 de Marcel Sibaud

Valréas, le 27.2.1917

 

Ma petite chérie,
Je croyais que la journée demeurerait la plus dure de toutes, il n’en est plus rien aujourd’hui. Nous avons en effet manœuvré en terrain montagneux de 6h45 (départ) à 10h30 (retour) et 12h30 (départ) à 5h30 (retour). Et cela par un mistral de tous les diables qui vous glaçait la transpiration sur le dos en dépit du soleil. Décidément on nous entraîne pour la guerre du mouvement. D’ailleurs si on nous fait faire de la guerre de tranchée, on nous prépare surtout à la guerre que nous devrons mener une fois enfoncées les lignes allemandes. D’ailleurs le recul boche commence à se faire sentir. Cet entraînement a déjà semé quelques élèves. Escande est couché, un autre ne vient pas à la manœuvre pour enflure du pied, l’abbé Bouffet s’est luxé la cheville, un autre saignait du nez. Moi-même je me sens les jambes lourdes et n’ai pas très bien dormi cette nuit. Heureusement que l’appétit reste énorme !
En somme je n’ai qu’un bon moment dans la journée, c’est celui où je reçois ta lettre et celle de Toto ! Heureusement je suis à jour mais ce n’est pas sans peine et je suis toujours le 1er lever, sinon le dernier couché car il y en a qui veille plus.
Je ne me souviens plus si je t’avais demandée de m’envoyer le petit dictionnaire Gazier qui doit être dans la cheminée du salon.
D’autre part dans mes cartes postales, j’avais fait un tri des belles que je t’envoyais et des ordinaires que je pensais conserver pour envoyer de divers côtés ; je ne retrouve plus ces dernières. Ne les aurais-je pas jointes par erreur à mon petit paquet.
Franchement je crois que ce serait gaspiller que de prendre maintenant de jolies molletières. Songe que nous devons ramper sur les cailloux, dans les ronces sans que le corps se soulève rien qu’en se cramponnant par les coudes, les genoux et le bout des pieds. Je dois dire que le capitaine n’hésite pas à donner l’exemple malgré l’élégance de son uniforme et il avance ainsi à une vitesse surprenante presque rien qu’avec les coudes.
Les 50 francs que tu m’annonces sont très largement suffisant puisque j’ai encore plus que de quoi payer ma chambre ; il me reste environ 25 francs. Tu as l’air de croire le capitaine plus dur qu’il n’est en réalité ; il se trouve avoir à instruire des « illettrés » militaires comme on nous appelle et il est obligé de mettre les bouchées doubles pour faire de nous des officiers en 3 mois. Il paraît d’ailleurs que le colonel a trouvé que la section n’était pas mauvaise mains que précisément il fallait pousser l’instruction sur le terrain.
J’ai vu aujourd’hui un liseur de carte idéal. J’en prendrai un comme cela si je suis nommé et même peut-être si je devais rester sergent. Mais c’est un peu cher : 25 francs.
Pour La Palud, je me suis renseigné sauf instruction contraire, la gare me donnera bien un billet ; mais il faudrait que je demande ma permission comme devant aller à bicyclette et cette entorse à la vérité m’ennuie ; surtout ici. Et puis cela me fait deux repas dehors ce qui même ici coûte cher ; en tout cas le trajet à pied serait assez court. Mais je n’ai pas encore eu le temps d’écrire.
Tu me parles de la voiture aux chèvres : est-ce qu’il est toujours question de la maman brebis et de la maman chevrette et du petit garçon qui est allé dans la montagne ?
Je t’assure pour répondre à ta lettre que je ne manque de rien ; quelques plumes peut-être mais c’est insignifiant.
Moi aussi je serais, je t’assure, bien content de nous voir au bord de la mer, d’une mer au fond de laquelle on aurait coulé le dernier sous-marin boche. Vois-tu d’ici les petits se poursuivant au bord de la mer et creusant des trous dans le sable. Ah je t’assure que si comme tout le monde y compte ici et comme on nous l’assure bien, nous pénétrons en Bochie, nous leur ferons payer cher les années qu’ils auraient gâtées.

Je te quitte ma petite chérie. Le mistral fait rage, je crois que même à Quiberon, il n’y avait pas un vent pareil ; tout tremble.
Mille baisers de Ton Marcel.

Caresses à Yves et au petit car il sera sans doute là à l’arrivée de cette lettre. Quand le connaîtrai-je ?
Amitiés aux mamans.


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