Vincennes, le 1er mai 1917
Mardi soir 10h ½
Je viens de quitter la fenêtre quelle belle soirée, le ciel est clair et parsemé d’étoiles, petites étoiles que peut-être dans une manœuvre de nuit tu contemples au même moment que moi ? Si ces petites étoiles pouvaient te porter ma pensée, cette nuit douce, trop douce même, serait bien belle si tu étais près de moi. Brusquement on se sent transporter de l’hiver au printemps, les marronniers de l’avenue, qui avaient tant tardé, sont maintenant tout en fleurs.
C’est la première fois depuis 6 ans que je n’ai pas la joie de te savoir près de moi dans cette saison nouvelle, je ne jouis pas cette année du printemps, le bois n’a pas d’attrait pour moi, cela devait être beau, cette nuit dans la campagne ces fusées de toutes les couleurs, dont tu me parles dans la manœuvre de nuit.
Nous avons été au bois toute l’après-midi, à notre place habituelle, Yves s’est beaucoup amusée, et ce soir en rentrant il a été très gentil. Comme je venais de lui faire sa toilette de nuit et qu’il finissait son dîner sur mes genoux, sœurette s’est mise à réclamer son dîner, Yves faisait le câlin, et de lui-même, quoique comme récompensé de sa sagesse de la journée, il devait s’endormir sur mes genoux, il m’a offert d’aller dans son lit avec un livre pour que je puisse prendre la plus petite « Dot ». J’ai trouvé cela très gentil de sa part, car tu sais combien il aime s’endormir près de moi. Je lui ai dit que je t’écrirais cela. Ils dorment tous les deux… j’en profite pour relire encore une fois ta chère longue mettre. En effet j’avais recollé ma lettre, celle-ci la toute petite enveloppe, à propos de clichés, l’autre jour étant seule devant notre vieux secrétaire, je me suis mise à regarder les anciens clichés, que de beaux souvenirs renferme ce petit tiroir !
Ta mère m’a dit que Germaine Blanchard attendait un bébé pour le mois d’octobre, je crois.
Puisque je potine, tu te souviens d’avoir entendu parler des Vautrances chez mon oncle ? Et bien celui qui a 5 enfants est revenu de Chine, il est commandant et était à Craonne. Je crois qu’il est colonial, il paraît que son régiment a beaucoup souffert. Quand donc cette guerre finira-t-elle ?
Ce que tu me dis pour les Sénégalais est intéressant, mais je me demande si le front français n’est pas plus dur.
Sœurette a fait la conquête de la famille Bertin, même la plus grande des jeunes filles s’est arrêtée et m’a demandé de venir la voir. Il paraît qu’on ne l’entend jamais pleurer, ils l’ont trouvé « aussi jolie que son petit frère ». A propos pour sa voiture, je trouve aussi très jolie la capote garnie comme tu dis.
Tu me parles du service d’été, je pourrai peut-être t’envoyer des chaussettes, en tout les cas, elles te serviront toujours en les prenant blanches, n’est-ce pas ? N’as-tu pas besoin de ton autre tricot ? Ne te découvre pas trop vite, c’est vrai que nous voici le 1er mai… 1er mai, j’aurais voulu y’envoyer du muguet, je n’ai pu en trouver ce matin. Vincennes est un pays de sauvage.
Au fait, je recommence à recevoir tes lettres le matin, cela m’a été une agréable surprise.
Tu es bien indulgent et bien aimable de ne pas vouloir croire que je deviens vieille. Le souvenir que m’évoque pour moi le gentil nom de « Dot » m’est bien agréable. Cette bonne soirée que nous avons passée seul tous deux restera marquée toujours dans ma mémoire. Comme j’étais heureuse ce jour-là, blottie contre toi dans l’auto qui nous ramenait à Vincennes. Cette pièce était charmante, puisse le grillon que tu as entendu chanter au cours d’une manœuvre nous être aussi favorable qu’aux deux héros, de la pièce, je ne demande pas plus que leur bonheur tranquille avec dans le lointain « des petits Dot et des petits Toto ».
Je te quitte mon chéri, je vais m’endormir avec le souvenir de cette bonne soirée, peut-être un beau rêve viendra-t-il pour quelques instants charmer mes pensées. Peut-être croirai-je être encore à l’heureux temps où je t’avais près de moi. Je t’embrasse mille et mille fois bien tendrement.
Tout à toi
Emilie
Meilleures caresses de nos chers petits.
Amitiés des mamans.