Vincennes, le 16 mars 1917
Vendredi soir
Mon chéri,
J’ai reçu ta lettre comme les jours précédents à 3h ½. Je regrette que n’est pas eu de lettre te donnant de nos nouvelles mardi. J’ai pourtant écrit comme d’habitude dimanche. On ne sait à quoi cela tient ! Tu as dû me lire deux fois le lendemain. Nos santés sont toujours bonnes et tu vois le 13 ne t’est pas si défavorable encore une fois.
Je vois que tu t’en tires bien pour la manœuvre, tu me dis que tu penses qu’il va vous falloir offrir un dîner aux redoublants. Si tu as besoin d’argent, écris-le-moi. Auras-tu besoin de passer un examen aussi ?
Notre petite Tranquille est toujours aussi mignonne et ne pleure jamais. Elle grossit à vue d’œil. J’ai bien hâte de la peser. Yves a été pesé pour la 1ère fois à 21 jours. Je viens de regarder le papier ; je serais bien contente aussi de la baigner, c’est moi qui m’occupe tout à fait d’elle. C’est un plaisir, elle se laisse pomponner si gentiment. Que te dirais-je sur nous ? Notre vie est si monotone ! Je voudrais bien me lever ! au moins. Je m’occuperais tandis que dans le lit ce n’est pas très commode. Je fais bien la toilette d’Yves, le mienne ; je m’occupe de sœurette et je couds un peu, mais je reste souvent bien longtemps seule et à rien faire. Le moment heureux est celui où je te lis et où je puis te répondre, mais encore faut-il que j’ai l’encre et le papier ! Cela n’est pas toujours tout à portée de la main ; aussi je m’ennuie bien je t’assure. Maman est bien obligée de faire les courses qu’il y a à faire, elle emmène souvent Yves pour lui faire prendre l’air, on me laisse sœurette, tout près. Parfois lorsque nous sommes seules toutes deux, je me prends à pleurer en la contemplant. Pourquoi faut-il que ce qui aurait été si bon à vivre nous deux, soit si amer étant sans toi ! On finit par être las de cette guerre et perdre espoir, s’il faut encore passer un hiver comme cela, ça ne sera pas gai ! Je sais bien nous avons eu quelques succès en Champagne, les Anglais ont avancé, les Turcs semblent en avoir dans l’aile, mais combien de temps cela durera-t-il encore ? Combien hélas cela a dû coûter de vies ? On n’ose plus penser à l’avenir pourtant malgré tout on garde un vague espoir lorsque je vois le soleil entrer dans la chambre le ciel bleu, je veux croire que les jours heureux reviendront, que nous serons encore heureux avec nos chers petits près de nous, que ce serait bon un peu de repos dans un coin perdu, loin de tout, vivre sans penser pendant quelques temps ! Pouvoir aller se cacher dans une plage peu fréquentée !
Mais parlons d’autre chose, je n’ai toujours pas vu les O. ! C’est un détail.
Je te quitte pour ce soir en t’embrassant bien tendrement de tout cœur.
Je reprends ma lettre ce matin, vite que je te remercie de ton petit colis. Yves a déjà goûté un nougat et un berlingot… moi aussi d’ailleurs. Ils sont exquis. J’ai rangé la correspondance que tu m’as renvoyée. J’ai pu voir que la lettre du 2 manquait, cela m’ennuie qu’elle soit perdue. Je me demande où elle a pu rester, sans aller si loin que Mme Sibaud qui croit qu’on la soustraite. Je ne puis m’empêcher de trouver que c’est drôle que ce soit justement celle-là qui ne soit pas parvenue, enfin c’est un petit malheur ! Encore de bons baisers.
Tout à toi.
Emilie
[Yves]
Mon papa chéri,
Je peux t’écrire aujourd’hui, maman veut bien. Je t’écris pour nous deux. Sœurette, elle est très sage. Je l’embrasse tous les jours pour toi, elle n’a pas voulu ni de berlingots ni de nougat. Hier soir elle n’a pas voulu de ma soupe. Je te remercie des bonbons, moi je les aime bien. As-tu lu que ça va être un petit garçon qui sera empereur en Russie (1). J’ai vu sa figure dans le journal. Moi je voudrais pas être ça. On entend tout le temps des coups de canon, mais c’est pas les boches. C’est monsieur Huet à la cartoucherie qui met de la poudre, ça fait boum ! boum ! C’est pour essayer comment ça fera, c’est très beau un canon.
Je t’embrasse bien fort mon papa caporal ! et sœurette aussi, car elle embrasse tu sais. Elle met son petit nez rose sur ma joue et puis elle ouvre la bouche. Moi j’embrasse ses mains et ses pieds. Ils sont plus petits que ceux de la poupée.
Au revoir mon papa, pan ! Je te fais un petit coup.
Ton Yves.
1 : De qui parle Yves ? Le tsar Nicolas II ayant abdiqué avec son fils Alexis.
Le dimanche 11 mars, l’armée fait face à 200.000 manifestants. Les officiers obligent alors les soldats à «viser au coeur». On relève 40 morts. Mais le lendemain, soldats et ouvriers fraternisent. Ils créent le Soviet (ou conseil) des ouvriers et soldats de Petrograd.
Emmenés par le populaire avocat Alexandre Kerenski, les députés socialistes de la Douma se rallient au Soviet de Petrograd. Le 15 mars, ils confient le gouvernement à un noble libéral, le prince Lvov. Dans la soirée, le tsar abdique. Son frère, le grand-duc Michel, ne souhaite pas le remplacer. C’en est fini de l’Empire et de la dynastie des Romanov.