Vincennes, le 12 mars 1917
Lundi soir
Mon chéri,
Les tout petits dorment, il est 8h ½, tout est calme. Je puis t’écrire tranquille et seule, oui seule dans notre grand lit, trop grand trop vaste pour moi ; la chambre est tiède, j’entends leur respiration comme un souffle. Ce serait si joli ces deux petits lits blancs si nous étions deux à les regarder ! Notre sœurette si rose, et Yves avec son teint brun. Sur la cheminée, de ton cadre tu sembles les regarder. Aujourd’hui je ne t’ai pas lu à 3 heures comme je l’espérais, est-ce cela ? Je suis triste, je me sens lasse et pourtant pas envie de dormir, le sommeil me fuit. Je t’écris, j’essaye de deviner où tu peux être. Que je te dise un peu ce qu’a été la journée. Ce matin Yves s’est éveillé de très bonne heure. Il est vrai qu’il s’endort à 7h le soir ; sœurette toujours tranquille s’est laissée pomponner. J’ai fait ma toilette et coiffer Yves. J’ai eu le plaisir d’avoir ta lettre du 8, qui était à Vincennes d’hier mais que l’on a distribué que ce matin. M. et Mme Huet étaient très heureux de te lire. Madame Toussaint te remercie beaucoup. La doctoresse est venue de bonne heure et m’a dit elle aussi qu’elle avait reçu un mot de toi, elle a paru très satisfaites. Elle a été très bien, elle vient toujours et maintenant s’assoit pour causer ; elle m’a dit que la petite était un beau bébé, bien constitué en tout point.
Je t’ai écrit un mot que j’ai ajouté à la lettre que je t’avais écrite hier soir. Tu dois faire erreur lorsque tu me dis que tu es resté un jour sans lettre, je t’ai écrit tous les jours sans exceptions, et ce doit être la lettre du 2 mars qui a dû parvenir en retard, dans celle-là la première après la naissance puisqu’elle est du vendredi matin et que notre mignonne Marcelle est née le jeudi 1er à 10h ½. Le jeudi matin je t’ai écrit comme d’habitude.
Tantôt j’ai eu la visite de Mme Yolle, elle m’a bien recommandée de t’envoyer leurs bonnes amitiés ; elle m’a apportée une très belle gerbe d’œillets roses et de primeroses. Nous avons naturellement parlé de toi, c’est bizarre lorsque je parle de toi, cela m’émeut* et j’éprouve une sorte de malaise étrange. Je suis obligée de m’allonger. La doctoresse m’a dit que c’était nerveux, les battements de cœur aussi et pourtant ma pensée est constamment vers toi. Cela devrait au contraire m’être une force de causer de toi, comme ce m’est une consolation de penser à toi, c’est sans doute parce que ce sont des étrangers, et aussi compatissant sont-ils, leur sympathie m’est indifférente ; cela m’est une fatigue d’autant parler ; je voudrais seule pouvoir ne songer qu’à toi ! A part mes tout petits qui quelques instants m’absorbent forcément, mais qu’est-ce que je te raconte là ; ça ne tient pas debout ! Je déraisonne et pourtant cela m’a fait du bien de t’écrire ce soir. Voilà que je suis moins seule, tu me sembles moins loin, si tu pouvais venir à Pâques. Te souviens-tu mon aimé de Pâques il y a 6 ans ! Tu étais venu à Larmor, je t’attendais anxieuse, comme ces jours-là avaient passé vite ! Que la vue m’apparaissait belle. C’était le commencement du bonheur ! Les temps ont changé hélas !
Mais que je te parle d’autre chose que de ma peine, parlons de nos chers petits, veux-tu ? C’est encore le plus beau n’est-il pas vrai ? Yves se dégourdit de plus en plus, je crois que tu le trouveras bien changer aussi bien physiquement que comme progrès d’intelligence. Sœurette a une jolie petite tête et ce qui ne gâte rien elle est toujours aussi sage. Je te quitte pour ce soir mon chéri, à demain.
Je reprends ma lettre, je viens de recevoir ta lettre du 9 au soir. Juste je finissais la toilette de petite Marcelle, j’ai lu ta lettre en lui donnant à téter. Tu peux être tranquille la lettre qui ne t’est pas arrivée ne prêtera pas à discussion. Ne crois pas que cela m’est fatigué de t’écrire, au contraire cela m’était une joie et un apaisement à mon chagrin d’être loin de toi.
Les mains de sœurette ne sont plus ridées et elle a presque fini de peler.
Je vois que tu as laissé un bon souvenir à Maisse, c’est gentil à Berrier de t’avoir envoyé les notes de Milly. Elles ne sont pas mauvaises. Je ne comprends pas bien ce que tu veux me dire, tu ne seras pas surpris qu’après ce cour-ci, les cours de Valréas changent de caractère, pourvu que l’on n’aille pas raccourcir votre séjour là-bas. Je suis toute inquiète mais j’aimerais mieux que tu me dises s’il y a quelque chose. Alors tu n’es plus avec le capitaine Codechèvre ? Le missionnaire a eu de la chance de faire un mois de plus, qu’est-ce qui fait cela ?
J’ai lu dans le matin la prise de Bagdad (1), cela avance-t-il la fin ?
Il ne fait pas froid, mais un temps gris. Cela ne nous invite pas à l’optimisme.
Et ta santé ? As-tu consulté dimanche ? Les nouvelles sont longues à parvenir, ainsi tu m’écris le vendredi soir, je reçois cette lettre ce matin mardi !
A propos de colis, je t’en prie ne nous envoie rien tu n’as pas trop d’argent pour tes besoins personnels, je ne veux pas que tu te prives pour nous, as-tu même assez d’argent ?
Comme je comprends ceux qui sont là-bas surtout au-dehors. Il est vrai que tu ne te crois jamais assez. Tu n’as pas pu te faire de relations à ce que je vois. Le missionnaire est un colonial (je crois n’est-ce pas ?) de quel régiment ? Quel grade a-t-il pour le moment ? Et pourquoi est-il resté ?
Tu sais ne répond à mes questions que si tu as le temps.
Yves veut t’écrire à toute force. Pauvre mignon, il est bien privé de sa petite correspondance depuis que je suis couchée, je ne me lève pas encore. Je m’assois, je bouge mais rien ne me presse hélas ! Pour me lever, le temps ne me permettrait pas encore de sortir notre poupée. J’espère que les beaux jours vont venir et que je pourrais promener le grand frère et la sœurette ; Yves aspire à cette première sortie !
Les vrais beaux jours pour moi ne peuvent être que ceux qui te ramèneront près de nous pour tout à fait ; ce jour-là pourtant est un jour de plus un jour gris, il sera pour nous plus joli que la journée la plus ensoleillée d’été. Dire que le printemps dernier nous étions à Clermont ! Déjà je tremblais bien mais tout au fond du cœur je gardais l’espoir que tu ne partirais pas. A propos de départ on parle à la cartoucherie de renvoyer jusqu’à la classe 1902, M. Huet est de 1903, aussi sa femme est elle inquiète. Il voudrait bien que cela finisse, tout le monde, je crois, est un peu de cet avis.
Dieu fasse que notre espoir si souvent déçu soit enfin réalisé, que les vœux de tous sont enfin exaucés, que ce soit la paix bientôt, que ces vilains boches nous aurons fait du mal ! Que de souffrances, que de chagrins partout !
Mais je ne veux pas terminer ma lettre comme cela, parlons d’autre chose, il faut aussi que je laisse un peu de place à Toto ! Quand sœurette ajoutera-t-elle aussi son petit mot ? Il est vrai qu’il vaudrait mieux qu’en fait de mot ce soit par de gros baisers qu’elle montre à son papa son affection. Au revoir mon chéri, je t’embrasse bien tendrement.
Tout à toi.
Emilie
[Yves]
Bonjour mon papa chéri,
Je t’embrasse bien fort, sœurette t’envoie des beaux baisers avec ses petites mains qui sont plus petites que celles de la poupée et roses et jolies ; je lui les embrasse tous les soirs pour toi. Sur son petit front je mets un baiser bien doux. Que je voudrais te voir mon papa caporal.