Marcel Sibaud et Emilie Sibaud née Bellet
Marcel (né en 1886) a connu Emilie (née en 1889) quand elle avait six ans et lui neuf.
Marcel est d’origine auvergnate (il existait encore au début des années 1990, la tombe familiale à Sainte-Alyre), Emilie, par sa mère, est d’origine bretonne. A quatorze ans, pour des raisons familiales, Emilie part s’établir à Quimperlé avec sa mère, mais les deux amis d’enfance continuent à s’écrire, déjà !
Un amour est né entre eux qui ne se démentira jamais. La mort les séparera bien sûr mais Marcel, jusqu’à son dernier souffle, pensera à sa chère Emilie. Cette constance se traduit donc précocement. Demandée trois fois en mariage (notamment par un officier de marine) et sa mère souhaitait que ce mariage se fasse, Emilie refuse obstinément. Des lettres de l’époque dans lesquelles les deux jeunes gens se vouvoient encore, l’attestent, Emilie attend son Marcel.
Si la mère d’Emilie, Marie Yvonne Bellet née Jégouzo, femme au caractère bien trempé qui mène seule son commerce, une femme déjà émancipée, souhaite que sa fille épouse un officier de marine, ce n’est pas pour la contrarier mais seulement pour lui assurer une « situation ». Sa propre histoire familiale peut d’ailleurs expliquer son attitude. « Une situation », à l’époque on ne fait pas sa demande en mariage si elle n’est pas assurée. Du moins, c’est ce que pense Marcel. Lui, il voulait faire « Polytechnique ». Son père adoré, Joseph, postier dans les chemins de fer mais qui lisait Tacite en latin comme livre de chevet et sa mère, Marie (née Brisset), forte femme elle aussi, directrice d’une école qu’elle a créée et où son fils fit ses premières armes, n’ont pas les moyens de lui payer de longues études. A vingt-cinq ans, Marcel tient, enfin, sa situation Il rentre comme « commis » à la Caisse des Dépôts et Consignations dont il finira sous-directeur. Il fait sa demande, et Marcel et Emilie se marient à Paris en 1911. Gendre attentionné et dévoué comme il le fut d’ailleurs tout au long de son existence vis-à-vis de sa famille au sens large, sa belle-mère vivra et mourra chez ce couple jusqu’en 1939.
Le couple s’installa à Vincennes jusqu’à leur déménagement après la Grande Guerre, à Paris, boulevard Saint-Germain des Prés. Il leur fallait un domicile plus spacieux car la famille va s’agrandir. En effet, trois enfants naissent de cette union :
Le 31 août 1914, Yves (« petit chéri »). Yves appellera son père « soldat ».
Le 1er mars 1917, Marcelle Suzanne (« sœurette »). Elle fut appelée Marcelle car son père était alors à la guerre et plus tard, tout le monde l’appellera « Suzette ».
Le 5 janvier 1920, Monique que l’on appellera aussi « la moune ».
Marcel Sibaud, le soldat
Marcel est un cavalier contrarié, du cheval il en fera toute sa vie mais il voulait à toute force faire son service militaire dans la cavalerie. Il en sera réformé pour cause de furoncles mal placés (détail trivial mais qui compte dans une vie). C’est donc comme fantassin dans l’infanterie coloniale qu’il fera la Grande Guerre, ce sera un « marsouin ».
Il participe, notamment, à la seconde bataille du chemin des Dames, lors de la dernière et terriblement meurtrière offensive allemande. Pour ses hommes, en majeure partie des tirailleurs sénégalais, il est le « grand lieutenant » avec la « baraka » (la taille évidemment, 185 cm mais sans doute aussi le courage). En effet, lors des « coups de main », il était réputé pour revenir toujours avec tous ses hommes au complet. Comme officier, il avait un jugement nuancé sur ses collègues d’autres nationalités, russes notamment, car fait peu connu des soldats russes partageaient les tranchées avec les « poilus ». C’est surtout à l’égard des officiers anglais qu’il manifestait une certaine réserve, alors que lui recherchait ses hommes blessés, il constatait que les anglais n’y mettaient pas la même ardeur, il en était choqué.
Au chemin des Dames, il éprouve mais en l’évoquant avec beaucoup de pudeur, l’univers terrifiant et sordide des tranchées. Des tranchées où lorsqu’il s’y installe, les cadavres de la première bataille sont toujours là. Il y découvre aussi l’horreur et l’angoisse.
Sens du devoir, absence d’imagination, l’officier Marcel Sibaud, n’a pas d’états d’âmes devant un ennemi qu’il faut tuer. Par contre, il se réveille la nuit en proie à des problèmes de conscience : au petit matin, à l’heure de l’assaut, le chronomètre en main pour déclencher l’attaque, ce n’est pas la peur de s’élancer qui le taraude mais son obligation d’officier d’abattre sur le champ l’un de ses hommes s’il se refusait à sortir de la tranchée en sautant le parapet. Cela ne s’est jamais produit, ses hommes lui faisaient confiance, il avait la baraka.
Cette baraka l’accompagnera jusqu’à la fin de cette bataille mais pas ses hommes. A l’aube il sort de l’abri, un bombardement à l’ypérite s’abat sur sa tranchée, il en sort indemne mais pas un des ses hommes ne sortira vivants de l’abri, ils sont morts gazés. L’officier Marcel Sibaud n’évoquera jamais l’horreur physique de cette mort affreuse mais exprimera le remord poignant et injustifié d’avoir en quelque sorte fait faux bond à ses tirailleurs.
La baraka toujours. Il finit par être blessé, une balle de mitrailleuse le touche au bras droit, elle n’atteint pas l’os et n’en fait que le tour. Blessé à 9h00 matin, il est pris en charge médicalement à 11h00 du soir, entretemps il s’est fait lui-même un garrot. Il annoncera cette nouvelle à son Emilie en écrivant de la main gauche. Comme beaucoup de femmes de soldat, elle aura cette réaction de regretter que la blessure ne fut pas plus grave, elle préférait revoir son Marcel, un bras en moins plutôt que pas du tout.
Croix de Guerre qu’il recevra par correspondance, puis légion d’Honneur témoigneront de la valeur du soldat.
Ce protestant non pratiquant et agnostique a toujours estimé qu’il n’avait fait que son devoir comme beaucoup d’autres et qu’il avait eu de la chance.
Durant sa convalescence, il est commis avocat de la défense dans un tribunal militaire. S’il n’a jamais personnellement eu vent des mutineries de 1917, il a donc connu des faits de désertion et de pillage. Il défendra un « pauvre bougre de soldat » comme il disait. Retrouvé errant et désorienté dans les ruines d’un village, poussant un landau d’enfant rempli de lingerie, d’un saucisson et d’une pendule, ce soldat, malgré les efforts de l’avocat Sibaud, sera fusillé pour désertion. L’officier Sibaud ne supporte plus ce rôle qu’on lui fait jouer et ce n’est pas le mince avantage de pouvoir se rendre à cheval au tribunal qui le dissuadera de le quitter. Il part donc dans la Sarre avec les troupes d’occupation et c’est ainsi qu’il termine la guerre.
Le soldat Sibaud ne voudra jamais être « militaire » et pourtant lors de la démobilisation, il lui a été proposé comme à d’autres de devenir officier « d’active » et d’y progresser en grade, il sera réserviste et progressera à ce titre. Chevalier de la Légion d’Honneur, il refusera obstinément d’être promu officier, il voulait l’être à titre militaire et non civil.
Ancien combattant, Marcel Sibaud l’aura été par la force des choses mais il ne l’a jamais revendiqué par la suite. De cette Grande Guerre, au fil des ans il ne gardât que les aspects positifs, la camaraderie des tranchées, l’esprit de corps et non pas l’héroïsme mais la fierté d’avoir payé son dû à la Nation. L’horreur il n’en parlât guère ou avec réserve. Il dut sans doute comme les autres ressentir la dure réalité du retour à la vie civile, pour l’anecdote il va perdre les cinq kilos acquis durant sa guerre !
Marcel Sibaud, meurt le 19 mars 1979. Selon ses dernières volontés, il est enterré sans fleurs ni couronnes et sans cérémonie, il a été revêtu pour son dernier voyage, de sa vareuse de chef de bataillon honoraire avec épinglées dessus ses deux décorations. Il repose au cimetière du Père La Chaise aux côtés de sa chère Emilie, décédée à son incommensurable désespoir dix ans avant lui, le laissant veuf inconsolable d’un tendre amour de quatre-vingt quatre années.
Transmission aux générations futures
La transmission de la mémoire est tributaire du temps qui passe.
Témoignages oraux directs mais qui s’érodent au travers de deux générations, témoignages écrits qui disparaissent ou parfois réapparaissent, témoignages des documents et objets qui se dégradent inévitablement. De plus, « à chacun sa vérité ». La mémoire des faits passés, leur interprétation, ressortent d’un tamis spécifique à chacun des dépositaires de cette mémoire, chacun de ces dépositaires n’ayant reçu qu’une partie du dépôt, à des périodes différentes.
Marcel a entretenu le souvenir de la Grande Guerre, Emilie celui de « l’arrière » ; le soldat a raconté ses souvenirs des tranchées, Emilie ses souvenirs de la Grosse Bertha et de l’angoisse de la mère de famille attendant chaque jour la funeste nouvelle.
Ce fut d’abord aux trois enfants que le souvenir fut transmis. Ils ont eux-mêmes dû assurer cette chaîne avec leurs propres enfants. Ce sont eux qui sont les derniers détenteurs des témoignages directs aujourd’hui. Yves et Suzette sont décédés, Monique est rentrée dans le grand âge où la mémoire fait défaut.
Née en 1920, c’est sans doute elle, la petite dernière, qui fut paradoxalement la plus entretenue dans ce souvenir à une époque où ses aînés commençaient à avoir d’autres préoccupations. Son père la prenait sur ses genoux et lui jouait la Marseillaise au piano, le dimanche avec sa grand-mère elle brossait la vareuse et plus l’illusion de la der des der s’éloignait, plus les souvenirs s’égrenaient comme une conjuration opposée au spectre d’un nouveau conflit.
Le 11 novembre 1940, les étudiants veulent honorer la tombe du soldat inconnu à l’Arc de triomphe avec la répression que l’on sait. Monique y va indépendamment avec son père. Outrée par les violences faites aux étudiants, elle proteste, la police française veut l’arrêter, elle ne doit son salut qu’à l’intervention de son père. Celui-ci s’adresse à un officier allemand d’un certain âge, ancien combattant de la Grande Guerre, ces deux-là en dépit de toutes les inimitiés ont connu des souffrances identiques et c’est au nom de cette mémoire que l’officier allemand ordonne aux policiers français de relâcher Monique.
Trois ans plus tard, Marcel sauvera dans des conditions absolument identiques, une de ses employées de la Caisse des Dépôts et Consignations, arrêtée pour avoir transporté des tracts « subversifs » dans la sacoche de son vélo. Alerté, il se rend sans complexe directement à la Gestapo et, toujours la baraka, rencontre un officier allemand ancien de la Première guerre, excipant qui plus est de sa qualité de haut-fonctionnaire, il repart avec son employée.
Marcel est un pur « radical » de la troisième république, légaliste et haut-fonctionnaire, il se tiendra pourtant toujours éloigné du pétainisme sans approuver pour autant De Gaulle. A titre familial, il cachera et protégera sa belle-fille juive sans pouvoir sauver ses parents, arrêtés par la police française, internés à Drancy, déportés à Auschwitz dont ils ne reviendront pas, s’ils n’y sont jamais arrivés. Le père était aussi combattant de 14-18 et croix de guerre.
Marcel et Emilie eurent huit petits-enfants qu’ils connurent tous et tous étant encore de ce monde aujourd’hui. Ils sont chacun dépositaires d’une parcelle de cette mémoire à des degrés divers, les souvenirs de la Grande Guerre sont répartis entre eux, Marcel fit enfin don de son abondante correspondance, notamment de guerre, ainsi que d’une importante collection de photographies anciennes au dernier né de ses petits-enfants. Deux de ses petits-fils firent leur service militaire dans les fusiliers marins, je crois, comme officiers dans la tradition de deux oncles de leur grand-père, Emile et Irénée, tous deux aussi officiers de marine dans les années 1880 notamment au Tonkin.
L’avenir dira comment cette transmission d’une mémoire familiale recoupant la mémoire nationale en 14-18, s’effectuera. Jusqu’alors avec tout l’aspect lacunaire causé par le passage du temps, cette transmission existe encore, l’auteure de ce site en étant une manifestation puisqu’il s’agit d’une arrière-petite-fille. Qu’en sera-t-il par la suite…
Texte : Eric François – Petit-fils de Marcel et Emilie Sibaud, fils de René et Monique François.