Lettre du 5 avril 1917 d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 5 avril 1917
Jeudi soir

 

Mon chéri,
Aujourd’hui ta lettre est venue au courrier de 3 heures, pourquoi ? Je la trouve épaisse au toucher, c’était la lettre d’Oncle Emile et la jolie branche fleurie que tu avais joint à ta lettre qui donnait cette impression. Je remercierai oncle Emile de ses conseils, mais j’espère que nos chers petits échapperont à la contagion.
Nous sommes allés au bois toute l’après-midi comme d’habitude, il faisait chaud, temps superbe un ciel bleu radieux, les marrons sont bien verts. Petite sœurette a sommeillé dans sa voiture. C’est insensé ce qu’elle change, on lui donne plus que son âge ; elle essaye tout le temps de s’assoir dans sa voiture et vous appelle « eu-eu » pour qu’on vienne lui parler. Elle aime beaucoup qu’on lui relève la capote, elle regarde les arbres avec intérêts. Yves devient tout à fait drôle, il chante aux arbres, aux oiseaux, au soleil, ce matin il m’a demandée de lui ouvrir le piano. De l’autre pièce je l’entendais jouer en chantant la Marseillaise, suivi aussitôt de « maman les petits bateaux », il gambade, enjambe les fils de fer, fait de volumineuse cueillette d’herbes qu’il rapporte à la maison pour son « dada » et son mouton. Il a dit froidement aujourd’hui à un petit garçon de 7 ou 8 ans qui en ouvrait des yeux tout ronds : « quand je serai ingénieur, je ferai pas des ponts avec du sable mais des ponts et des fins fers pour de bon avec du bois, du fer, des clous et je dessinerai avec une plume et de l’encre, pas avec un crayon » avec un soupir à la fin gravement « maintenant je suis trop petit ». Et ce matin en allant à la poste et me racontant ses projets d’avenir  « j’aurai une belle maison-château ???, des petits enfants ; ce sera beau, beau et des petits toutous qui viendront avec nous, une belle auto ; te travaillerais beaucoup, j’aurais beaucoup de sous, j’irai chercher papa, maman, sœurette, tata, grand-mère à la gare ». Notre Toto en a de bons !
Mais parlons sérieusement, sans savoir j’ai dit à peu près à mon oncle ce que tu pensais qu’il fallait dire lorsque nous y avons été déjeunés. Si vous revenez le 12 alors on vous réclame le congé pour l’équipement ?
Je t’ai envoyé 50 fr, mais si tu as besoin de plus, écris le moi vite. Je ne voudrais pas, ce qui serait très ennuyeux, que tu te trouves en manque. Tu recevras ma lettre probablement samedi soir, 5, en me répondant tout de suite, je recevrai le 8. Je peux encore t’envoyer par télégramme, tu recevrais donc avant le 12, jour de ton départ.
La soirée est tiède, je suis restée un peu à la fenêtre à songer à toi. Je pourrai dans quelques jours appuyé ma tête sur ton épaule à cette même fenêtre, alors les étoiles dans le ciel sombre me sembleront vraiment belles, l’air plus doux, comme il ferait bon être près l’un de l’autre en cette belle soirée de printemps. Tant et tant de kilomètres nous séparent !
Le voyage va être bien fatiguant pour toi, songe à retenir ta place de Clermont ; tu vas revoir la vieille maison si hospitalière, le jardin où j’ai si souvent pensé à toi le printemps dernier. Dieu fasse que nous y retournions bientôt ensemble le cœur plus léger. Ma pensée t’accompagnera, comme ce serait joli de voir jouer sœurette et Yves dans le jardin, tandis que tu t’assoiras près tout près de moi. Mais je ne veux penser qu’à ta prochaine arrivée, que nous restions le plus possible ensemble, sans nous quitter, que le soir quand je serai lasse, je me blottirai dans tes bras mon aimé, comme nous pourrions être vraiment heureux sans cette maudite guerre ! Au revoir à bientôt de tes bonnes nouvelles, je t’embrasse mille et mille fois, meilleures caresses de nos tout petits, je vais sur leurs fronts fins posés pour toi un long baiser  et puiser aussi le courage nécessaire pour attendre ton arrivée. Encore de bons baisers.
Tout à toi.
Emilie

Je rouvre ta lettre pour te dire que je viens de recevoir une lettre de Suzanne, son père s’occupe de l’affectation au 23e. Elles viennent passer l’après-midi, samedi nous causerons.


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