Lettre du 26 mars 1917 d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 26 mars 1917
Lundi matin

 

Mon chéri,
Je viens de recevoir ce matin ta carte qui aurait dû me parvenir hier au courrier de 3h ½, mais comme  le dimanche il n’y en a que le matin, je n’ai donc pas eu la joie d’avoir de tes nouvelles hier.
Te voilà encore dans la bousculade et avec cela du vilain temps, comme c’est ennuyeux. Aujourd’hui il pleut, une sale pluie fine, plutôt une bruine mais il ne fait pas froid. Hier Yves est allé à Saint-Mandé avec maman. Je l’avais habillé en blanc, tout le monde le regardait. Le blanc le fait ressortir, il était vraiment mignon comme cela. Moi je suis restée au coin du feu avec sœurette à penser à l’absent. J’aime ma solitude. Je puis me retirer en moi-même et être tout à toi, tien je t’écris encore des bêtises !
Cette destination des redoublants aux Sénégalais ne me dit rien, il est vrai qu’en ce moment et encore davantage un peu plus tard, le front français sera durci, on dit même plus durci que Salonique. Je crois qu’en ce moment rien n’est bon !
Ne t’inquiète pas de mes malaises, ils deviennent de moins en moins fréquents. Je vois bien maintenant quand aux causes d’inquiétudes, malheureusement cela on n’y peut rien ; quelle vilaine époque que nous vivons ! On se demande comment on existe encore, en presque bonne santé ! Nos chers petits sont pour moi le meilleur réconfort. Ils sont ma raison d’être, je crois que si je ne les avais pas, je ne pourrais rien faire ; la pensée tourmentée passant du noir au bleu, de l’espoir au désespoir essayant de percer l’avenir.
Partout notre offensive a fait naître des espoirs. On parle beaucoup qu’il n’y aurait pas une campagne d’hiver. Serait-ce vrai ? Je n’ose l’espérer, mais je le souhaite de toutes mes forces de tout mon cœur. Dieu fasse que le Noël prochain nous soyons réunis tous autour de la cheminée à contempler l’étonnement ravi de Toto devant les joujoux nouveaux trouvés dans ses petits souliers, en attendant qu’au suivant Marcelle joigne les siens.
Hier j’ai écrit à Clermont, je te mets le brouillon. Ils sont tous bien affectueux et bien aimables pour nous et les petits. Les Bellet sont forts de nous envoyer des programmes, comme si leur cabotinage avait quelque chose d’intéressant pour nous. Ce serait ridicule, pour ne pas dire ironique si je ne connaissais leur bêtise !
Je pensais sortir aujourd’hui, aller jusqu’à la poste avec Yves mettre ta lettre, mais vu le temps, je me demande si j’irai pour une première sortie, ça ne serait peut-être pas tout indiquer !
J’espère te lire plus longuement à 3h ½, à moins qu’il n’y ait encore un dérangement dans la poste ! On ne sait jamais.
Si tu viens à Pâques, il n’y a plus longtemps avant de te voir. D’un autre côté mon impatience est grande de te voir, d’un autre côté je me dis que cela avance ton départ de l’école alors… je ne sais plus que souhaiter surtout avec la perspective des Sénégalais au bout, mais qui sait, peut-être que l’on pourrait faire autre chose. Je voudrais bien pouvoir causer un peu avec toi autrement que par lettre, savoir un peu comment l’on procède pour vous incorporer et bien d’autres choses encore.
Tu vas sans doute recevoir bientôt ton colis.
Entre ceux qui ont des maladies diplomatiques et toi qui te force certainement de trop, il y a de la marge, pourquoi te fatigues-tu à ce point, il y a des limites même à la plus grande énergie. Ce n’est pas pour te blâmer des efforts que tu fais pour te maintenir mais quel intérêt as-tu à sortir plus vite de l’école ?
Décidemment le temps continue à être à la pluie, je ne crois pas que je sorte. Cela ne me dis pas grand-chose.
Je vais rester travailler au coin du feu. J’ai toujours beaucoup à faire. Je ne sais comment cela se fait ! Mais je ne parviens jamais à remplir le programme que je me trace ! Heureusement cela m’occupe !
Je te quitte mon chéri en t’embrassant bien tendrement, que j’aimerais me blottir contre toi, chercher en toi l’appui, la protection que j’étais habituée à trouver, que ce serait bon d’oublier pour quelques instants l’heure présente, de s’aimer comme autrefois sans songer à demain. Encore une fois reçois mes meilleurs baisers et les caresses de tes chers tout petits.

Tout à toi.
Emilie


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