Lettre du 23 mars 1917 au soir d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 23 mars 1917
Vendredi soir 7h

 

Mon chéri,
Je viens de recevoir ta lettre. Ton enthousiasme pour le fusil mitrailleur m’effraie, tous ces engins ne me disent pas grand-chose.
Je profite : Yves est en train de dîner. Je viens de donner à téter à sœurette, je l’ai mise dans son petit lit. Elle ne dort pas encore. Je t’écris dans notre chambre, il y fait plus chaud et puis je peux surveiller la petite tout en causant avec toi, la plus agréable occupation de ma journée.
Comme tu le penses bien, quand je vais aller tout à fait, je vais m’occuper dans la maison et décharger maman le plus possible ; je ne suis pourtant pas exigeante comme malade et je l’ai fatiguée le moins possible. Ce dont je serai le plus contente c’est de m’occuper d’Yves, car maman et lui discute constamment et cela me fatigue de les entendre.
Cet après-midi, j’ai coupé quelques papiers à lettre, je te les envoie dans le colis. Ils ne sont guère bien mais je ne voulais pas prendre dans ton beau papier, tu te serviras de ceux-là pour m’écrire.
Ce soir je suis un peu fatiguée, j’ai fait différentes choses et sœurette à changer toutes les deux heures, cela m’occupe. Je me suis aussi chargée de la toilette d’Yves, il en avait besoin. Reprendre mon train-train journalier, remettre la maison en ordre, je veux qu’elle soit belle pour ta venue.
Je quitte pour ce soir, mon chéri, à demain je l’espère je t’écrirai plus longuement mais il faut que je te quitte pour dîner.

La maison s’éveille, il est 7h 1/2. Mademoiselle sœurette a déjà pris tétée et somnole ; monsieur Toto que je viens de lever et d’habiller gambade dans l’appartement. Il m’a dit en s’éveillant, ce n’est pas possible, il a dû en rêver cette nuit : « papa va me rapporter un cheval en vrai de Valréas ! ». Je lui ai dit, « mais il faut être artilleur pour avoir ce fameux cheval noir à grande queue ! ». Alors après avoir longuement réfléchi, voici la réponse « je vais manger beaucoup, je vais être grand, grand comme papa, j’aurai un binocle comme papa, un sac comme papa, alors je pourrai être artilleur, mais moi j’aurai aussi un canon… et je le prêterai un peu à mon papa, parce qu’il n’en a pas, tu sais je l’emmènerai avec moi mon papa, il me tiendra sur le cheval ». C’est un bavardage à n’en plus finir, et des « quand je serai grand j’aurai ci, j’aurai ça… des moustaches comme papa !… des cheveux comme papa ». Il a grande confiance en toi, puisqu’il t’emmènera avec lui… pour le tenir sur ce fameux cheval. Il devient d’un bavard ! Il comprend même trop, je crois qu’il aura bonne mémoire, car un chant qu’il a entendu une fois, il nous répète les paroles… mais pas l’air par exemple ! Hier il s’était mis en tête de m’expliquer la marseillaise, il me chantait une partie, puis me donnait les explications : « la patrie, maman, c’est la France, moi je suis français » ; « le jour de gloire est arrivé », il aime bien répéter cela (si ça pouvait être vrai), enfin etc. Je crois qu’il t’intéressera, le jour de gloire pour lui c’est quand tu reviendras. Maman a dû lui dire cela, je suppose que ça ne viens pas de lui.
Tandis que l’on fait ton colis, il nous dit ; « Maman, mets donc un œuf à a coque pour papa ! Mets-lui donc un biscuit ! ». Je vois d’ici l’œuf arrivant à Valréas ; mais l’intention est bonne.
Il fait un beau soleil ce matin mais l’air est frais, je vais prendre un peu l’air à la fenêtre tantôt. Je ne crois pas que je sorte demain encore. Je serai par la pensée avec ta promenade, je souhaite qu’elle soit agréable et que vous fassiez un bon déjeuner ! Tu m’as dit, je crois, que M. Bernados était attaché de cabinet de Bourgeois, je crois ? Quel âge a-t-il ? Est-il marié ? Tu vas dire que je suis curieuse, mais je voudrais connaître ceux qui sont avec toi pour me faire un peu une idée un tant soit peu de ton existence. Est-il agréable de caractère et pense-t-il un peu comme toi, car c’est bien ennuyeux de vivre avec des gens qui ne pensent pas comme vous.
A propos de ton colis, tu trouveras dedans des confitures, une boîte de pâté, une boîte de biscuits, du savon, papier, gâteaux. Je ne sais si cela te plaira, impossible de trouver un morceau de pain d’épices dans Vincennes. Maman a été partout. Tu trouveras tout cela sans doute à Valréas, mais ça te fera toujours une petite économie et pas à te déranger. Et pour nous la boîte de pâté par exemple, les confitures, c’est de la commande d’épicerie du mois ; cela ne se sent même pas dans la maison et puis le plaisir de te faire un colis et celui de voir la joie d’Yves à l’idée de te porter ce paquet à la gare !… pour son papasonnedat ! Je te quitte mon aimé en t’embrassant bien des fois, sœurette et Toto joignent leurs baisers et caresses pour tes les envoyer en attendant de pouvoir t’embrasser pour de bon ! Encore de bons baisers.
Tout à toi.
Emilie

Oublier de mettre le poids de sœurette, exactement 4 k 350 g.


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