Valréas, le 18 mars 1917
Ma petite chérie,
Vraiment il faut du courage pour se déplacer. Pour faire 36 km, j’ai mis six heures ! Après t’avoir envoyée une carte de Pierrelatte, j’avais tâché de trouver quelques fleurs : mais rien ! On avait annoncé que le train avait du retard. Je pense bien ; il est arrivé avec 2h20 de retard. Si j’avais su cela, je serais parti à pied de Pierrelatte à La Palud. Je suis arrivé à une heure. La plus jeunes des Mlles Salignon (25 ans) m’attendait à la gare et sans me connaître m’a reconnu tout de suite. Accueil charmant. Nous avons fait les 1500 mètres qui séparent la gare du pays comme deux vieux amis. Arrivés à la maison, la mère très serviable mais un peu gauche se frottait les mains pour se donner une contenance. La sœur aînée fort aimable aussi faisait la cuisine. 2 chiennes à l’accueil enthousiaste. Mais très campagne ; mobilier plutôt très gâté. Mais déjeuner excellent auquel j’ai fait grand honneur ; beurre, saucisson, pâté de foie de la fille aînée (excellent), beignets à la cervelle, pommes purée, agneau rôti exquis, crème au chocolat demi-sel, gâteaux secs, oranges, vin rouge pas mauvais, muscat, café rhum et malheureusement liqueur de cacao (c’est écœurant). J’ai mangé comme 4. Après causerie au coin du feu de bois. Les demoiselles m’ont conduit à l’église pour me montrer l’autel de st Joseph qu’elles ont paré pour demain. Puis nous avons été voir une grande bâtisse isolée, maison désaffectée où elles avaient été l’une « caporal d’ordinaire » l’autre « lingère », cela s’appelle « Ker Chères » et les bruits les plus extraordinaires courent sur cette maison. Le fermier et la fermière y ont été assassinés ; on assure que la dame blanche s’y promène (avec des souliers noirs), etc. bref ces demoiselles finissaient par avoir peur car le vent très violent ouvre et ferme les portes, éteint les lampes ; les chauves-souris abondent.
Le train pour le retour était à 6h30. A 5h ¼ il a fallu que je me remette à table et là drame je n’avais guère fini : potage, un œuf sur le plat, viande froide, crème, petits gâteaux, le vin remuscat. J’ai demandé grâce pour péché. Il n’aurait pas passé. La mère a tenu à me reconduire avec ses filles en me réinvitant pour quand j’aurais un dimanche de libre où l’on aura le temps de me faire faire le tour du propriétaire, de me montrer les lapins, etc.
J’y retournerai une fois avec un bouquet par exemple. Retour à peu près à l’heure. Entre temps appris l’orientation satisfaisante de la Révolution Russe. Reprise de Bapaume, Roye, Lassigny ! Le voilà le reflux. C’est le commencement de la fin ! Attends un peu les coloniaux au-delà du Rhin ! Ce sera à voir !
Regrette beaucoup par exemple la chute de Briand (1).
Je t’écris avant d’aller me coucher. Je voulais écrire à Clermont mais il est trop tard. J’ai encore mon lit à faire et il est 10 heures. J’ai sommeil. Demain et après-demain terrassement de campagne.
Sois tranquille la lettre de ton oncle ne me nuira pas ; je ne sais même pas si malgré ce que m’a dit le capitaine elle n’aura pas sa valeur comme je te l’ai dit le redoublement n’est guère désirable. Je continue le vin blanc et augmente un peu la dose. Je compte bien en effet aller à Paris à Pâques espérant avoir 4 jours. Su tu vois ton oncle demande lui dons si je n’ai pas raison de vouloir demander mon ordre de transport gratuit puisque c’est ma permission de paternité. Je vais écrire pour remercier de l’acceptation de Suzanne et demander des nouvelles de René.
La journée dans ce maudit pays a été gâtée par le mistral. Dire qu’à 5 heures ce matin, il faisait doux sans un souffle.
Je t’assure que je ne me suis nullement privé pour vous envoyer quelques friandises.
T’ai-je dit que samedi à la manœuvre en passant dans une ferme, j’ai trouvé des œufs frais à 2 sous. Ne devrai-je pas en apporter à Pâques ? Quid aussi des truffes, dattes, etc.
Les affaires O. sont vraiment drôles.
Je t’embrasse mille fois ainsi que les tout petits chéris.
Ton Marcel