Lettre du 14 mars 1917 d’Emilie Sibaud

Vincennes, le 14 mars 1917
Mercredi matin

 

Mon chéri,
Tout d’abord que je te dise que j’ai eu le plaisir de te lire hier à 3h ½ ; j’ai été heureuse de voir que tu allais mieux, que la température était un peu plus clémente, pour combien de temps par exemple ? Ici le climat n’est pas froid, du reste je ne puis pas me rendre compte par moi-même. Il y a 22° dans la chambre, jamais moins de 18° ; nous avons du feu nuit et jour.
J’ai reçu ce matin par retour de courrier la réponse de Suzanne ; elle est enchantée d’être la marraine de sœurette, c’était très gentille sa lettre. Elle me dit que mon oncle vient de recevoir aussi une lettre de toi, il est ennuyé que tu sois surmené et lui aussi trouve que ce que l’on vous fait faire est un peu exagéré comme dose de travail.
Je vois que tu t’accordes avec M. Bernados, j’en suis très contente. Tu seras moins seul et quelques excursions te feraient certainement du bien. Répond-moi dans ta prochaine lettre si tu as besoin d’un petit supplément d’argent ; j’ai fait une petite réserve en ce cas et elle est a ta disposition ; nous dépensons peu. Je te mets de côté pour différentes petites choses que je voudrais t’offrir : lampe, l’étui pour les cartes, etc. mais je peux très bien destiner un billet de 20 fr. et te l’envoyer, c’est comme tu penseras. Je voudrais bien aussi que tu profites de ton séjour là-bas pour voir un peu le pays. Très contente aussi que tu ailles à La Palud, tu aurais peut-être dû écrire un mot avant.
J’ai eu hier une lettre des Bellet, j’aime mieux en rire qu’en pleurer, c’est idiot, non pas qu’elle soit désagréable, oh non, mais 3 programmes joints à la lettre, quels cabotins !
Le Miroir des Modes 1914Ce soir à 10h ½ sœurette aura 15 jours, elle est tout à fait gentille de visage, une petite figure ronde mais un front élevé, et une peau si rose, si transparente, et dans le rose deux yeux bleu, un duvet frisottant sur sa petite tête, tout à fait la tête de certains bébés que nous avions regardé, t’en souviens-tu dans le Miroir des Modes ? Elle est toujours aussi raisonnable et pourtant elle ne dort pas toujours dans la journée, elle ouvre bien grand ses yeux, suit les visages et tourne la tête au moindre bruit. Les sons sont beaucoup pour elle ; aussi Yves a une sorte de petite trompette qui ne rend pas un son très joli, quand elle l’entend, elle fronce les sourcils d’un air de dire « oh ! C’est faux ! » mais elle ne pleure pas ! (le piano du second lui produit souvent un peu le même effet !). C’est une petite personne très tranquille, voilà nous avons tranquille et tourbillon ! Yves trouve cette histoire charmante, il reconnaît sa sœurette dans Mlle Tranquille et sourit de se trouver M. Tourbillon, pour lui c’est un peu exagéré car enfin on ne peut pas dire qu’il soit un vrai tourbillon ! Mais en comparaison, il est vif et bougeant.
Je crois que notre petite Marcelle aura tes yeux, ce sera bien la « fille de son papa », je crois que s’il était possible, je l’en aimerais davantage.
Ce que tu me dis pour l’histoire de samedi soir me stupéfie. Je n’aurais jamais cru que de futurs officiers se tenaient comme cela, je croyais le milieu mieux fréquenté et puis cela pourrait être dangereux. J’en tremble encore. Merci bien qu’ils se fassent du mal entre eux, c’est leur affaire, mais à ceux qui ne bougent pas, c’est un peu fort !
Pour ce qui est de la lettre égarée, je ne sais pas ce que tu as compris ? Il n’y a jamais rien eu avec ta mère, ma lettre du deux ne t’es pas parvenue, nous l’avons tous regretté, car je te donnais tous les détails et j’avais fait un véritable effort pour t’écrire le vendredi matin alors que sœurette était née le jeudi à 10h du soir. J’avais tenu à t’écrire moi-même pour que tu aies tout de suite de nos nouvelles et que tu ne sois pas inquiet. Aussi cela m’a beaucoup chagrinée que tu sois resté sans nouvelle alors que j’avais tout fait au contraire pour que tu en aies. Au fait as-tu reçu la 3e dépêche du mercredi ? Tu ne m’en as jamais parlée ?
Je n’ai pas vu ta mère dimanche mais c’est parce qu’elle allait chez les A. et mardi elle est venue, comme je te le disais dans ma lettre hier, apporter un petit kimono qu’a fait Madeleine Boucher pour la petite sœurette. Il n’y a jamais eu de froid, je me demande ce que tu as compris ? Aujourd’hui Mme Sibaud m’a dit qu’elle ne viendrait pas parce qu’elle va chez une dame qui était avec elle à la villa C., que nous avons vu un dimanche chez elle te rappelles-tu ? C’est la mi-carême aussi, je ne crois qu’il ne vienne personne me voir aujourd’hui. Je ne m’en plains pas, au fond j’aime autant être seule, je relirai tes lettres, ce sera pour moi la chose la plus agréable.
Je ne me lève pas encore, mais la doctoresse ne vient plus, elle m’a dit d’attendre encore un peu pour me lever ? Dimanche on fera mon lit, je me mettrai 5 minutes dans le grand fauteuil.
Je voudrais bien que tu viennes à Pâques, je serais si heureuse de te voir ! Et puis toi aussi tu serais bien content de connaître sœurette et de retrouver ton petit Yves, tu le trouveras bien changé et Marcelle une jolie petite fille.
Yves et maman vont aller porter ta lettre. Je me dépêche et pourtant que de choses j’aurais encore à te dire ! Je voudrais tout te dire et je n’y parviens pas ! Les jours passent bien tristement sans toi ! Quand cette guerre finira-t-elle ? As-tu lu le départ du ministre de la guerre (1), qu’est-ce que cela veut encore dire ?
Allons, je te quitte mon aimé en t’embrassant bien tendrement de tout cœur.
Tout à toi.
Emilie

[Yves]
Mon cher papa,
Je t’aime bien, je tiens pour nous deux sœurette car elle est trop petite. Nous t’envoyons nos plus douces caresses et nos plus gros baisers ?
Ton grand Yves

1 : 12 décembre 1916 – 14 mars 1917 : Maréchal Louis Lyautey (1854-1934)
15 mars 1917 – 18 mars 1917 : Contre-amiral Lucien Lacaze (par intérim)
20 mars 1917 – 7 septembre 1917 : Paul Painlevé

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